Pour qu’advienne la parole de l’enfant. Ce que nous enseigne “La Nuit du Chasseur de Charles Laughton”.

Pour qu’advienne la parole de l’enfant. Ce que nous enseigne “La Nuit du Chasseur de Charles Laughton”.

par Baptiste Jacomino

John se tait. Il a juré à son père qu’il ne trahirait pas son secret. Avec sa sœur, il fuit en silence sur une petite barque le long du fleuve noir, jusqu’à ce qu’un matin, Rachel Cooper les réveille et les recueille. 

Le soir, elle raconte des récits bibliques aux enfants. John se reconnaît dans la figure de Moïse livré au hasard du fleuve. Il se met à parler en se soutenant de cette Parole. Il y trouve de quoi relire sa propre histoire. 

En recourant au récit, Rachel prend le contre-pied du faux prophète qui poursuit les enfants. Lui cherchait à faire cracher le morceau à John. Rachel lui permet de parler en ne le lui demandant pas. Le mythe biblique est un mi-dire qui permet à l’enfant de sortir de l’alternative dans laquelle il est enfermé : tout dire ou ne rien dire. 

Rachel raconte l’enfance de Moïse dans la posture de ma mère L’Oye : assise sur une chaise et entourée d’enfants. Ce n’est là qu’un conte, semble-t-on nous dire. Sans doute est-ce ce qui autorise à y apporter si aisément des changements. Quand John dit à Rachel qu’il y a deux rois dans l’histoire, elle commence par le corriger, mais elle cède rapidement : oui, c’est vrai, il y en a deux. « Ne pas errer, dit Alexandre Stevens, c’est accepter de se faire dupe de semblants. […] Ce qu’il s’agit d’obtenir chez les enfants décrochés de l’Autre et de ses semblants, ce n’est pas qu’ils rentrent dans le rang, qu’ils obéissent à la règle, qu’ils se soumettent à la loi, c’est qu’ils commencent à se faire dupe de l’un ou l’autre semblant. C’est par cette douceur qu’il s’agit de procéder : les introduire au semblant. » 1 L’histoire de la Bible que Rachel conte est de cet ordre-là : une opération de raccrochage aux semblants après une si longue errance sur le fleuve noir. 

« Rencontrer un Autre qui le croit sur son trauma est un évènement dans la vie d’un sujet, écrit Clotilde Leguil. Un évènement qui peut tout changer. Car, enfin, une porte s’ouvre où il peut dire sans être jugé sur la conformité de ses dires avec la réalité, mais en étant accueilli depuis la vérité que sa parole tente d’articuler, la vérité de ce qui s’est produit pour lui, et pour lui seul. » 2 John n’a pas été cru. Sa mère, sous l’emprise du faux prêcheur, ne l’entendait pas. Avec Rachel, il rencontre enfin quelqu’un qui le croit, au sens où l’attention qu’elle lui porte vise à favoriser sa parole et à accueillir la vérité qui convient, « pas toute, parce que toute la dire, on n’y arrive pas » 3.

Rachel ne se contente pas d’écouter, de croire et de raconter. Elle fouette. Rien qui fasse mal aux enfants. Mais il n’en reste pas moins que, quand elle les découvre endormis dans une barque, comme ils ne veulent pas la suivre, elle arrache quelques tiges pour s’en faire une badine et elle fouette John et Pearl pour qu’ils avancent. John a été bercé jusqu’au sommeil par le cours de la rivière, par le chant répétitif et lointain du prêcheur et par le monde aux allures oniriques au sein duquel il voguait. Autour de lui, les siens dormaient. Rachel interrompt le cours de cette jouissance par une nouvelle jouissance, inattendue, un peu violente. À la manière de la scansion, dont Lacan dit qu’« elle ne brise le discours que pour accoucher la parole » 4, Rachel brise le cours du discours du prêcheur, le cours de son chant et le cours de l’eau pour accoucher la parole de John. 

C’est une condition nécessaire, quoique non suffisante, pour qu’advienne une parole du sujet et non une parole sous hypnose, un discours de somnambule. Tandis que le faux prêcheur hypnotise les foules par ses récits épiques, ses prêches enthousiastes et ses chants envoûtants, Rachel évite toute séduction par un abord sec et légèrement brutal. C’est la sécurité dont John a besoin pour parler : être délivré de toute tentative de suggestion, d’emprise, de mainmise. Aux mains toujours trop proches du faux prêcheur succèdent les mains frêles de Rachel, tenues à distance par les longs instruments qu’elle saisit : une tige ou un fusil. 

À l’heure où la parole de l’enfant est souvent traitée comme une ressource infiniment disponible qu’il suffirait de laisser jaillir, La Nuit du Chasseur nous enseigne qu’il faut parfois permettre à cette parole d’advenir par les détours paradoxaux du silence, du mi-dire ou de l’interruption. 



1. Stevens A., « Un cadre ou un bord ? », La petite Girafe, n°5, 2019, p. 150.
2. Leguil C., Céder n’est pas consentir, Paris, PUF, 2021, p. 142-143.
3. Lacan J., « Télévision » (1973), Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 8.
4. Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 316.

Se libérer d’une jouissance imposée.

Se libérer d’une jouissance imposée.

par Marie-Christine Baillehache

Dans son autofiction Fille, Camille Laurens aborde l’agression sexuelle infligée par son grand-oncle, lorsqu’elle a 9 ans et qu’elle passe ses premières vacances d’été dans la ferme familiale. Son récit écrit à la troisième personne lui offre une distance nécessaire à voiler l’obscénité de l’acte transgressif subi. « C’est à une autre que les choses arrivent, sinon je ne peux pas. » 1 Tout en lui soufflant dans l’oreille « Toutes les filles aiment ça », l’oncle Félix « la tient d’une main serrée sur la nuque comme Thérèse quand elle dépouille un lapin […], elle sent sur son dos le couteau qu’a Thérèse pour dépecer les lapins […], son cœur bat comme celui du lapin avant de mourir. » 2 Cette première mise en jeu violente de son corps féminin sexué se répétera une seconde et ultime fois sous le regard muet de sa tante et de son oncle Roger. « Ils la jugent mal, elle le voit bien. » 3 Pétrifiée, désorientée, submergée par la honte, elle ne se sent plus être qu’ « une poupée molle assise sur un banc » 4. Son corps féminin vient de faire son entrée sur la scène du monde conjoint à sa réduction à être un objet de jouissance sous la mainmise d’un homme. Dessaisie de son être et de son corps féminins, elle veut disparaitre, toute entière. « S’évanouir, c’est ça qui la sauverait. » 5 Pour contrer en elle-même le trop de présence de la jouissance de l’Autre et se sauver du désarroi où il l’a précipitée, Camille se tourne vers l’Autre de son enfance à qui parler. « Un matin, elle entre dans la chambre de sa grand-mère et lui raconte tout. » 6 Cet appel au désir de l’Autre du monde de son enfance qui fait sa place à l’amour et à la parole, l’aide à se délester d’une part du poids de ce réel qui vient de laisser en elle une trace muette, énigmatique et ineffaçable de « sang vert » 7. Mais, son premier effort pour dire l’indicible rencontre la réponse sans appel de son Autre. « Ce que tu viens de me dire, surtout ne le répète jamais. » 8 Désormais, c’est au monde solidaire et exclusif des femmes de la famille de parler à sa place de ce qui lui est arrivé, de s’en émouvoir, d’en délibérer et d’agir, sans elle. « On dirait que c’est arrivé à la famille, que c’est un truc embêtant pour la famille, pas à elle, pas pour elle. » 9 À peine Camille commençait-elle à nommer le vide ouvert en elle par le trop de présence de la jouissance muette de l’Autre, que le désir de l’Autre efface la présence de son dire. Désormais, ce qui reste pour elle un hors-sens qu’elle cherche à serrer, cerner, border avec ses propres représentations endosse les contours des mots et du désir de l’Autre : « tripotage », « la totale », « on lave le linge salle en famille », « motus et bouche cousue », « éviter le tonton ». Les femmes de sa famille réunies dans « un conseil de filles » 10 dont son père est absent, en ont décidé ainsi : les femmes n’opposent pas leur parole de refus à la domination jouissante des hommes sur leur corps. Face à ce complot du silence qui efface sa présence, Camille prend sa décision : « impénétrable, voilà ce qu’elle va être » 11. Désormais, c’est dans le secret de ses fantasmes et de ses rêves qu’elle représente l’effraction de la jouissance transgressive qui a laissé dans son corps une modalité de jouissance qui met son désir en danger : « Et ça ne rate jamais, pour peu qu’elle fasse revenir l’image, le plan fixe, la bouche bâillonnée par la culotte, le défilé des regards, il y a toujours un moment où ça monte, ça vient, ça explose […] ce plaisir intense qui se renouvelle à volonté […]. Elle serait donc unique, comme fille ? » 12

C’est avec son écriture littéraire et sa propre cure analytique que Camille Laurens est parvenue à se libérer de la marque traumatique qui emprisonnait son corps féminin sexué dans une certaine modalité de jouissance. Son effort d’écrire et de bien dire lui ont permis de ne pas « s’évanouir » et de se sauver de ce qui était resté en elle comme une trace de « sang vert ».



1. Camille Laurens, Fille, Paris, Gallimard, éd. Quarto, 2023, p. 792.
2. Ibid., p. 793.
3. Ibid., p. 794.
4. Ibid.
5. Ibid.
6. Ibid., p. 795.
7. Ibid.
8. Ibid.
9. Ibid.
10. Ibid.
11. Ibid., p. 798.
12. Ibid., p. 803-804.

« Oui », adapté du roman de Thomas Bernhard

« Oui », adapté du roman de Thomas Bernhard

Oui, adapté du roman de Thomas Bernhard

Oui, adapté du roman de Thomas Bernhard 

Par Bernadette Colombel

Oui de Thomas Bernhard saisit le lecteur par une sorte de ressassement d’idées sur la vie dépressive du narrateur : une analyse qui tourne en boucle, consignée dans des « notes », sous la forme de phrases qui paraissent interminables. Des éléments de son histoire, objet de l’écriture, se dévoilent au fur et à mesure du récit. Ce n’est qu’à la fin que la raison du titre se découvre.

Le récit plonge le lecteur dans les vicissitudes de la pulsion de mort, ses manifestations et ce qui est mis en œuvre pour la contourner. Dépressif, au moment de franchir la limite ultime de la folie ou de la mort, le narrateur se rend chez un ami, Moritz, où la rencontre fortuite de Suisses – et tout particulièrement de celle qu’il appelle la Persane – provoque un point de bascule. Il retrouve à nouveau son intérêt pour les œuvres salvatrices de Schumann et de Schopenhauer et le projet de reprendre des recherches abandonnées sur les anti-corps dans la nature .

Dans un premier temps, la relation avec la Persane se déroule dans un étrange jeu de miroirs où chacun, grâce à l’autre, de la même manière et avec le même processus, est arraché à sa dépression et à sa solitude : ils déversent sur l’autre leur dépit, reconnaissent l’effet de leur rencontre comme salvatrice, emploient le même mot pour le signifier, renouent avec les mêmes intérêts, la musique et la philosophie, partagent le même regard sur l’entourage. Est-ce que cette rencontre suffira à les sauver, rien n’est moins sûr !

Le texte de Bernhard met en lumière avec une force particulière l’attente illusoire que l’on met dans un autre qui viendrait nous sauver de notre solitude, et de notre folie. Mais l’issue pour chacun de cette rencontre sera différente. Pour le narrateur, la rédaction de notes fait partie intégralement de cette expérience ainsi qu’il l’écrit : « En rédigeant cette esquisse, je veux atteindre plusieurs buts à la fois, d’abord fixer le souvenir de la Persane, puis améliorer mon état, prolonger mon existence, ce à quoi je parviens peut-être justement parce qu’en ce moment même, j’écris ces notes » . L’écriture est nécessaire comme mise à distance de la pulsion de mort.

Ce texte d’une grande puissance, hanté par la question de la mort et de la rédemption, laisse apparaître à travers ses ombres des traits de lumière et soulève bien des questions. Qui est cette Persane pour le narrateur ? Un personnage bien réel ou un alter ego imaginaire ? Quelles interprétation et mise en scène Claude Duparfait et Célie Pauthe vont-ils donner de ce texte obsessionnel à l’écriture si particulière ? Nathalie Georges-Lambrichs a accepté de venir nous éclairer et débattre avec Célie Pauthe et Claude Duparfait à l’issue de la représentation, le dimanche 9 juin à 15h aux Ateliers Berthier.

ÉDITO JUIN 2024

ÉDITO JUIN 2024

Cinzia Crosali,
directrice de l’EdP

Nous débutons ce mois de juin avec une riche palette d’activités et d’événements, toujours en connexion étroite avec la ville. Nous suivons notre fil rouge : Fantasmes contemporains du corps, qui guide notre recherche. À ce propos, une référence de Lacan, tirée du Séminaire VI, Le Désir et son interprétation, nous éclaire : « Cet autre est l’image du corps propre […]. C’est là, dans ce fantasme humain, qui est fantasme du sujet […] c’est là que le sujet maintient son existence, maintient le voile qui fait qu’il peut continuer d’être un sujet qui parle[1] ». Le sujet parle et, en même temps, il est parlé ; il est marqué dans son corps par le signifiant. Ainsi, le parlêtre porte les marques d’une jouissance qui ne cesse de se répéter. Ces marques nous mènent directement au sujet des prochaines Journées de l’ECF : Phrases marquantes, Journées que l’École de la Cause a déjà commencé à préparer avec enthousiasme.

1. Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation (1958-1959), Paris, Seuil, 2014, p. 119.

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CARTELS

« Ce qui m’a toujours intéressée dans le cartel – que je sois cartellisante ou plus-un –, c’est de lire Lacan, lire Lacan à plusieurs. J’avoue avoir une passion pour Lacan. Et je crois que c’est parce que je ne le comprends pas vraiment ; quelque chose m’échappe toujours, m’emmène plus loin, dans des contrées imprévues, surprenantes – parfois pas sans angoisse… Voilà, c’est que Lacan m’affecte ! […] Pour moi donc, la lecture à plusieurs permet de se dégager de l’écrasement ou de l’inhibition qu’induit l’affect et dans cette circulation permet d’aller au-delà de ce qu’on a déjà dans la tête [1] ». Bénédicte Jullien, lire la suite

Ce mois-ci un cartel sur le Séminaire X, L’Angoisse de Jacques Lacan, recherche un cartellisant. Il reste également deux places pour un cartel clinique en lien avec les prochaines Journées de l’ECF, Phrases marquantes.

Stéphanie Lavigne

1. Jullien B., « Le cartel : s’enseigner de ce qui nous affecte », Cartello, n° 19, décembre 2017, disponible sur internet.

***

Et maintenant la parole aux responsables des vecteurs et des groupes de l’Envers de Paris, qui nous informent sur les activités et les évènements du mois de juin :

VECTEUR LECTURES FREUDIENNES

Nous continuons la traduction de l’article « Ein Kind wird geschlagen-Un enfant est battu » que Freud écrit en 1919, à l’issue de l’analyse de sa fille Anna. Un texte d’une incroyable actualité, citons le dans notre traduction :

« nous saisissons alors le fantasme connu d’être battu de la troisième phase, qui en est la structure définitive, dans laquelle l’enfant qui fantasme apparaît dans le meilleur des cas que comme spectateur, et où le père est maintenu dans la personne d’un instituteur ou tout autre autorité. Le fantasme, qui est maintenant semblable à celui de la première phase, semble s’être de nouveau changé en fantasme sadique. Cela donne l’impression que c’est comme si dans la phase : « le père bat l’autre enfant, il n’aime que moi », l’accent s’est retourné sur la première partie, après que la deuxième partie a succombé au refoulement…/…tous ces enfants indéterminés qui ont été battus par l’instituteur ne sont que des ersatz de la personne même. Ici se montre aussi pour la première fois quelque chose comme une constance du sexe chez les personnes servant le fantasme. Les enfants battus sont presque toujours des garçons, dans les fantasmes des garçons aussi bien que dans ceux des filles[1] ».

Nous nous retrouverons chez Susanne Hommel le mercredi 12 juin à 21h, contact : lectures-freudiennes@enversdeparis.org

1. Freud S., « Ein Kind wird geschlagen » G.W. XII, Werke aus den Jahren (1917-1920), Frankfurt am Main, Fischer Verlag, 1999, p. 210-211. 

SEMINARIO LATINO

Toxique. C’est autour de ce signifiant dans l’air du temps qui se présente, selon Clotilde Leguil, comme un nouveau malaise de la civilisation et qui s’est invité dans la dimension du rapport à l’Autre, au cœur du lien social, que nous aurons le plaisir de converser avec l’autrice autour de son dernier ouvrage L’Ère du toxique. Saisir au plus près l’enjeu intime, social et politique du toxique et comment la psychanalyse se positionne à cet égard, c’est ce que nous proposons lors de notre prochaine soirée, le 12 juin à 21h à la Maison de l’Amérique Latine, 217 Bd Saint Germain, 75007, Paris. Nous vous attendons nombreux !

L’argument du cycle d’étude 2024-2025 du Seminario Latino de Paris : https://enversdeparis.org/seminario-latino-de-paris

Responsables : Flavia Hofstetter et Nayahra Reis.
Contact : seminario-latino-de-paris@enversdeparis.org

VECTEUR LECTURES CLINIQUES

Le Vecteur des lectures cliniques s’est réuni le samedi 25 mai 2024 pour travailler ensemble le troisième chapitre du Cas Schreber de Freud. Le questionnement de Katie Abril Boch a permis d’engager une discussion et de percevoir toute la richesse de cette œuvre fondamentale afin de saisir les mécanismes libidinaux à l’œuvre dans la paranoïa. Ensuite Javier Naranjo Silva nous a présenté son texte qui a permis de faire des allers-retours entre l’article de Sigmund Freud et la clinique contemporaine.

Contact : clinique-lacan@enversdeparis.org

VECTEUR PSYCHANALYSE ET LITTERATURE

Lors de notre réunion du 18 Juin à 20h, notre vecteur poursuivra sa lecture du roman autofictionnel de C. Laurens Fille, en se laissant enseigner par l’appui que cet écrivain trouve dans son travail des mots pour traiter l’agression sexuelle subie à 10 ans. Pendant que son grand-oncle prend violemment possession de son sexe en lui soufflant à l’oreille que « toutes les filles aiment ça [1]  », elle sent que « son cœur bat comme celui du lapin avant de mourir [2]  ».
Quand plus tard, il violente à nouveau son corps en lui imposant sa jouissance, la honte et la peur la réduisent à n’être plus qu’ « une poupée molle [3]  ». « S’évanouir, c’est ça qui la sauverait. [4]  » Et quand elle raconte tout à sa grand-mère et que celle-ci lui ordonne de n’en parler à personne et d’oublier ce « tripotage [5]  » dont « le linge sale [6]  » ne concerne que les femmes ainées de la famille, elle éprouve que l’effacement de sa féminité « est arrivé à la famille, que c’est un truc embêtant pour la famille, pas à elle, pas pour elle [7]  ».
En écrivant son expérience mettant en jeu son corps féminin, C. Laurence se dégage de la violence qui a fait équivaloir sa féminité à la disparition de son être et de son corps. Elle s’y fait présente à elle-même et elle récupère son corps féminin dont elle a été dessaisie. S’engager dans l’écriture littéraire la fait être sujet de la parole lié au désir de l’Autre et non plus objet de la jouissance de l’Autre.
Avec Fille, C. Laurens ne se sauve-t-elle pas elle-même de sa jouissance à se faire absente à elle-même ?

Pour rejoindre notre vecteur, contacter M.-C. Baillehache : litterature@enversdeparis.org


[1] Camille Laurens, Fille, Paris, Ed. Quarto Gallimard, 2023, p. 793.
[2] Camille Laurens, Idem.
[3] Camille Laurens, Ibid., p. 794.
[4] Camille Laurens, Idem.
[5] Camille Laurens, Ibid., p. 796.
[6] Camille Laurens, Idem.
[7] Camille Laurens, Ibid., p. 795.

VECTEUR LE CORPS PAS SANS LA PSYCHANALYSE

Lors de la dernière rencontre du vecteur Le corps, pas sans la psychanalyse, poursuivant un travail collectif sur les fantasmes contemporains du corps, Pierre-Yves Turpin a présenté une réflexion sur le corps marqué par les tatouages, les piercings, les stretchings ou les brandings, en se demandant ce que devient, quand il est ainsi élargi, brulé et transformé, le corps de « LOMcahuncorps et nan-na Kun », dont Lacan parle dans Joyce le symptôme.

La prochaine réunion se tiendra le 7 juin à 20h au 76 rue des Saints-Pères.

Contact : corpsy@enversdeparis.org

VECTEUR PSYNEMA

Le vecteur Psynéma prépare activement les prochaines rencontres psychanalyse-cinéma. 

Voici les dates des prochaines séances ciné-débat qui auront lieu au Patronage laïque Jules Vallès à Paris (saison 2024-2025), et les films concernés (les séances commencent à 14h) : 

    1. Samedi 12/10/2024 : Chantage (Blackmail) d’Alfred Hitchcock ; 
    2. Samedi 07/12/2024 : Ordet de Carl Theodor Dreyer ; 
    3. Samedi 01/02/2025 :   Le festin de Babette de Gabriel Axel ; 
    4. Samedi 05/04/2025 : Reflection in a Golden eyes de John Huston. 

Pour les rencontres qui auront lieu aux 7 Parnassiens retenir (les séances commencent à 20h) :

    1. Jeudi 19 septembre 2024 : Rashômon d’Akira Kurosawa ; 
    2. Jeudi 5 décembre 2024 : La Chasse de Thomas Vinterberg.

Par ailleurs, Alexandra Fehlauer et Jessika Schlosser mettent en place un partenariat à Paris avec L’institut Goethe. La première séance aura lieu le 29 janvier 2025 à 20 h dans le quartier latin, au Cinéma Club 21, situé au 23 rue des Écoles, avec le film L’Ange bleu de Josef von Sternberg (1930), un des premiers longs métrages parlants du cinéma allemand. Nathalie Georges-Lambrichs a accepté d’être notre première invitée pour cette série consacrée aux films allemands.

Contact : Karim Bordeau

VECTEUR THEATRE

La rencontre du vecteur théâtre et psychanalyse aura lieu le dimanche 9 juin à 15h aux ateliers Berthier du théâtre de l’Odéon pour un spectacle adapté du roman de Thomas Bernhard, Oui. La représentation sera suivie par un débat avec la metteuse en scène Célie Pauthe, le comédien Claude Duparfait, et Nathalie Georges, animé par Hélène de La Bouillerie. Vous pouvez réserver votre place en envoyant un mail à cette adresse : theatreetpsychanalyse@gmail.com
(prix des place 29€)

VECTEUR CLINIQUE ET ADDICTIONS

La prochaine conversation aura lieu le mercredi 26 juin 2024 sous le titre : Magic Mushrooms, la promesse enthéogène, un travail d’Éric Colas.

Après trente années de recherche, R. G. Wasson, un banquier new-yorkais, ramène enfin du Mexique des champignons hallucinogènes. Il les diffuse auprès d’amis scientifiques qui les reproduisent et en isolent le principe actif. C’est les années cinquante et nous sommes déjà dans le psychédélisme. Mais la psilocybine provoque plus d’effets mystiques que le LSD. Wasson et ses amis forgent le terme enthéogène pour définir le sentiment divin qu’inspire, libère ces hallucinogènes. Les expériences hallucinogènes récréatives et scientifiques s’arrêtent brutalement en 1971, dans la foulée de la Guerre à la drogue menée par Nixon et les États signataires de la convention de l’ONU. Elles ont repris au début du nouveau siècle, mais pas sans la spiritualité. Quelle est cette promesse enthéogène qui pousse tous ces chercheurs ? Quelle mystique recèlent ces champignons magiques ?

Renseignements et inscriptions sur https://addicta.org/2024

Vous êtes attendus nombreux pour partager ces moments enrichissants ensemble.
Je vous souhaite un doux mois de juin, et une présence vivace à la vie de notre association.

Cinzia Crosali,
directrice de L’Envers de Paris.

« Un état de nos vies » de Lola Lafon

« Un état de nos vies » de Lola Lafon

Lola Lafon nous livre dans cette pièce un état de sa vie, une vie parmi les autres mais surtout parmi les mots. Sur scène, elle s’entoure de signifiants qu’elle décortique, qu’elle définit, qu’elle raconte et qui la racontent. Pas seule, un autre personnage va énoncer des signifiants pour lesquels Lola Lafon aura la charge de donner une définition. On comprend vite que cette sorte d’abécédaire est celui de sa propre langue, sa lalangue. Ce sont les signifiants qui l’ont percutée, troublée, interrogée voire attristée. Cette liste de mots est à la fois circonscrite mais aussi potentiellement infinie car possiblement alimentée par les contingences de la vie. Elle se constitue d’une série de signifiants soigneusement choisis soit, pour ce qu’ils sont, soit pour en révéler d’autres dans la définition elle-même, comme c’est le cas de la question du viol abordée ainsi avec pudeur.

Avec élégance, elle articule sa propre « fiction » aux discours sociétaux actuels. L’un ne va pas sans l’autre, l’un infuse l’autre, et inversement. Dans cette traversée singulière, Lola Lafon imbrique des bribes de son histoire au regard de la grande. C’est le trajet du signifiant qui à la fois sert à raconter, tout en instituant un lien social entre les sujets. Mais il le fait toujours un peu mal, ça rate à dire et qui plus est, il charrie du malentendu. En témoigne le mot de « dialogue » que Lola Lafon tente d’attraper par le biais de la définition de Walter Benjamin, pas sans les autres donc. Elle précise ainsi très justement qu’il y a toujours du ratage, que chacun parle depuis sa rive. Voilà pourquoi souligne-t-elle, le dialogue rate moins lorsque l’interlocuteur parle une langue étrangère. Là on est prévenu d’emblée, il y a risque de ne pas se comprendre. Aussi, la langue de l’Autre est toujours étrangère à soi-même mais la sienne propre l’est tout autant.

On trébuche avec les signifiants au gré des définitions énoncées sur scène et des anecdotes qui les illustrent, mais c’est au fond le « parcours » accidenté du sujet, comme elle le note dans son propre cas, qui compte et qui marque. C’est le « détour » voire « l’égarement » ou l’errance qui viendra s’inscrire après-coup dans notre propre fiction, c’est-à-dire, à l’aune de ce qu’elle a permis par la suite. L’obstacle a tracé la voie à suivre mais on ne le reconnaît que dans le temps d’après. De la même façon que les paillettes dont elle relate l’invention qui mène de la poubelle à la brillance, la « beauté » est située non plus du côté de l’erreur mais dans le « négligeable », le « jetable » et « l’incertain ». Pas plus de certitudes que d’équations entre les sexes. Lola Lafon reprend les travaux de sociologues qui dissèquent les rapports de prise de parole entre homme et femme. Pas de pourcentage égalitaire ici, pas de rapport sexuel dit Lacan. La certitude est située quant à elle, du côté de la peur, Lacan la localise du côté de l’angoisse.

Lola Lafon aborde ainsi des thèmes importants comme la politique, la mort, le vieillissement dont elle révèle les ressorts et leurs paradoxes dans et par les mots. Ceux-ci sont à la fois vecteurs de confusion, de malentendus et de sous-entendus et elle montre l’envers de certains discours auxquels le sujet se retrouve assujetti. Elle va jusqu’à démontrer le creux que recèle la langue en la vidant de sa substance, ce qu’elle exemplifie en répétant à l’infini le signifiant « jamais ». Elle va ainsi jusqu’à se placer au bord du dire, là où le mot échoue à approcher le réel tout en le désignant, laissant place à ce qu’il ne dit pas, au geste, par le corps mis en action comme c’est le cas de la « révérence ». L’autre geste possible est celui de l’écriture qui est « un aveu d’impuissance à faire autrement » pour « attraper le réel » et pour cela il faut consentir à une perte qui est multiple, souligne Lola Lafon. L’écriture se compose de chute, de chute de soi, de mots et de séparation dont le produit a parfois pour destin ce que Lacan a nommé la poubellication, entre poubelle et publication.

La pièce finit par un morceau de Dominique A intitulé « Le courage des oiseaux » chanté par Lola Lafon nouant ainsi les différents registres de son art entre écriture, musique et spectacle vivant. Et au fond, le courage n’est-ce pas cela ? En dire tellement avec si peu de mots, tout en leur donnant du corps ?

 

Olivia Bellanco