L’Hôtel du Libre-Échange, usages possibles du langage

L’Hôtel du Libre-Échange, usages possibles du langage

par Bernadette Colombel

Dans L’Hôtel du Libre-Échange [2], Feydeau, s’amusant avec le langage, en révèle les ressorts du comique, mais aussi comment chacun en fait un usage personnel tout autant qu’il est joué par lui.

L’intrigue s’origine du désir de Pinglet de séduire Marcelle, l’épouse de Paillardin, son ami. En « chevalier français [3]», il justifie sa volonté de satisfaire ce désir par une morale qui est de « relever l’insulte [4] » que Paillardin aurait fait subir à son épouse, en la provocant de prendre un amant. Le duo, Pinglet et Marcelle, se rend alors à l’Hôtel du Libre-Échange pour y consommer l’acte sexuel qui, en fait, n’aura pas lieu en raison d’un malaise de Pinglet qui croit mourir [5]. La fanfaronnade de Pinglet lâche ; d’emblée, ça rate : pas de rapport sexuel !

Le texte délicieux, amusant, témoigne des contradictions de chacun, des fictions pour légitimer un point de vue, des remarques pour dénoncer la tromperie de l’autre. Ainsi, à Pinglet qui affirme que Marcelle est son épouse, Bastien, le garçon de l’hôtel, rétorque : « Non ! C’est monsieur qui porte les paquets [6] ». Il joue ainsi de l’équivoque grivoise, et pointe que la galanterie dont fait preuve son client, ne se pratique guère au sein d’un couple marié.

Le comique et l’agitation l’emportent à propos de ce qu’il faut cacher et qui ne cesse de se dévoiler, soit la rencontre illicite de Pinglet et de Marcelle. Mais le signifiant phallique, celui de leur incartade, ne cesse de circuler et agite les protagonistes. Il faut alors au couple, Pinglet-Marcelle, inventer toutes sortes d’arguments, peu crédibles, et faire n’importe quoi, pour masquer ce qui ne cesse d’être mis en scène. Par exemple, Pinglet glisse à l’oreille de Marcelle le lieu de leur rendez-vous, sans prendre garde qu’il est entendu par Mathieu, un ami [7]. Ce dernier qui cherche une chambre, se rendra au dit hôtel ! Alors que Marcelle s’ingénie à être discrète, elle est reconnue par Mathieu qui clame son nom, « Madame Paillardin [8] ». Cherchant à se dépêtrer de la présence de ce dernier, elle ira jusqu’à dire que L’Hôtel du Libre-Échange est « un pied-à-terre [9] » ! Ce même Mathieu s’enquiert auprès de Marcelle : « Et notre ami Pinglet, est-ce que vous le voyez souvent ? », Marcelle de riposter : « Oh ! Très peu ! Très peu ! », alors que Pinglet est prêt à entrer dans la chambre [10]. Celui-ci alléguera qu’il passait dans le quartier saluer Madame Paillardin.

Pendant que le couple Pinglet-Marcelle se jette à corps perdu dans les fabulations, sans rien n’en contrôler, et que les autres auxquels il faut camoufler la transgression semblent rester naïfs et surpris devant les fariboles et l’effervescence, le spectateur est le seul à savoir ce qui se passe et à pouvoir anticiper un certain déroulement. Par exemple, alors que Marcelle s’efforce de dissimuler les preuves trahissant la présence de Pinglet, elle tient la jaquette de son séducteur dans son dos face aux spectateurs [11], pour la protéger du regard de Mathieu : le spectateur a devant les yeux « l’objet » preuve du délit. À un autre moment, Pinglet, fier d’avoir effacé vis-à-vis de son épouse tout indice de ses frasques, ne s’aperçoit pas qu’il a la figure salie de suie noire de la cheminée, séquelle de sa présence à L’Hôtel du Libre-Échange [12]. Tel l’enfant qui a saisi que la disparition de l’objet du Fort-Da sera suivie de son retour, le spectateur est capté par l’effet jouissif de la répétition.

Tout au long de la pièce, c’est la duplicité du langage, son équivoque, qui mène la danse. Dans les deux premiers actes, il l’est, pour la plus grande satisfaction du spectateur, aux dépens des protagonistes qui veulent faire semblant de se conformer à la morale ; dans le dernier acte, la manipulation est d’une autre nature. Pinglet, pour masquer ses fredaines, calomnie sciemment sa femme de chambre, Victoria, en jouant sur les noms de famille : il l’accuse d’avoir usurpé le nom de son épouse pour cacher sa présence à L’Hôtel du Libre-Échange et la congédie [13]. Par cette canaillerie, en jouant sur les signifiants, Pinglet reporte sur autrui son infraction à la morale, et se dégage ainsi de tout soupçon.

L’Hôtel du Libre-Échange ne met en scène ni l’amour, ni le désir, mais des embrouilles. « Les corps sont traversés par le langage [14] » ; le langage habite et enfièvre les comparses jusqu’au vaudeville. Dans cette confusion burlesque, les semblants de la morale sont égratignés, mais l’ironie n’a pas suffi à les saper : paradoxalement, les « bonnes mœurs » sont sauves au prix du sacrifice de la bonne.

 


 


[1]L’Hôtel du Libre-Échange de Georges Feydeau et Maurice Desvallières fut créé en 1894 et reçut un grand succès. Du 6 mai au 13 juin 2025, il est joué au Théâtre de l’Odéon dans une mise en scène de Stanislas Nordey.
[2] Feydeau G., L’Hôtel du Libre-Échange, éd. de Jean-Claude Yon, Gallimard, Coll. Folio Théâtre, Paris, 2020.
[3] Ibid., Acte 1, scène 8.
[4] Ibid.
[5] Ibid., Acte 2, scène 6.
[6] Ibid., Acte 2, scène 5.
[7] Ibid., Acte 1, scène 16.
[8] Ibid., Acte 2, scène 8.
[9] Ibid.
[10] Ibid., Acte 2, scène 9.
[11] Ibid., Acte 2, scène 8.
[12] Ibid., Acte 3, scène 2.
[13] Ibid., Acte 3, scène 14.
[14] Bénédicte Jullien, lors de l’échange qui a eu lieu le 1er juin 2025 au théâtre de l’Odéon avec Hélène de la Bouillerie – psychanalystes, membre de l’École de la Cause freudienne –, après la représentation dans le cadre d’une rencontre proposée par L’Envers de Paris entre quatre acteurs : Cyril Bothorel, Raoul Fernandez, Anaïs Muller et Alexandra Blajovici.

La praxis du cartel, autour des phrases marquantes Le comique dans la clinique, lectures en cartel

La praxis du cartel, autour des phrases marquantes Le comique dans la clinique, lectures en cartel

Rentrée des cartels 2025

Un cartel est une occasion unique de rencontrer l’enseignement de Lacan et de Freud, un réveil du désir de savoir. Il ne s’agit pas de se faire enseigner par un autre, ni d’enseigner ce que l’on sait déjà. Un cartel, c’est une confrontation à la castration, à son « Je ne comprends rien », « Je ne veux rien savoir », une remise en cause du savoir totalisant, tel qu’on se l’imagine. Se réunir en cartel, c’est s’adjoindre à d’autres solitudes, devenir « cartellisants », former un petit groupe comme « essaim [1] », afin que s’éclairent les concepts de la psychanalyse.

Ce petit groupe de quatre plus-un est une invitation à « l’élaboration provoquée [2] ». Il peut permettre une rencontre surprenante avec l’enseignement de Lacan et de Jacques-Alain Miller. Cette rencontre, qu’elle soit première fois ou non, est une ouverture vers un bout de savoir nouveau.

C’est ainsi que la soirée de rentrée des cartels de l’ECF, vers les prochaines Journées de l’ECF, Le comique dans la clinique, a invité Chloé Fernando et Bénédicte Jullien. Elles nous exposeront leurs travaux. Entre désir, équivoque et trait d’esprit, nous risquons de rire sérieusement ! Hélène Bonnaud, psychanalyste membre de l’ECF a accepté d’être notre extime. Nous procéderons, en fin de soirée, au tirage au sort des nouveaux cartels. Nous vous attendons avec joie, le jeudi 16 octobre 2025 à 21h, au local de l’École de la Cause freudienne, au 1, rue Huysmans, 75006 Paris.

Contacts :
Stéphanie Lavigne  enversdeparis-cartels@causefreudienne.org
Laurence Maman acf.dr-idf@causefreudienne.org



1. Miller J.-A., « Cinq variations sur l’élaboration provoquée », intervention lors de la soirée des cartels de l’ECF du 11décembre 1986, la Lettre mensuelle, n° 61, juillet 1987, p. 5-11.
2. Ibid.

Une mise en scène comique du fantasme fondamental

Une mise en scène comique du fantasme fondamental

par Susanne Hommel

En 1974, elle arrive chez Lacan et lui dit : « J’ai quitté mon analyste de l’IPA. J’ai de gros vertiges ».
J’avais dit à mon analyste au mois de mai : « Je veux arrêter mon analyse. » Il m’avait répondu : « Oui, on va arrêter dans trois mois. » Effectivement, on a arrêté les séances trois mois plus tard. Tout de suite après, j’ai eu mes vertiges de Ménière. Lacan a dit : « C’est ça que j’appelle laisser tomber quelqu’un. »

Lacan ne m’a jamais laissée tomber. Au cours de l’analyse avec lui, je suis arrivée à une séance et je lui ai dit : « Il faut que je quitte mon mari. » Je ne sais pas ce qu’il m’a dit, il m’a tout de suite fait entendre qu’il n’en était pas question et qu’il ne faut pas nous laisser tomber.
Un peu plus tard, mon mari et moi, on a eu deux filles, on voulait un garçon. Dans ma folie, j’ai suivi des régimes qui prescrivaient ce qu’il fallait manger pour avoir un fils – j’avais lu un livre sur ce sujet, chez Lipp, un restaurant à côté de chez Lacan, boulevard Saint-Germain.

Donc j’ai fait ça, j’étais enceinte.

Je suis arrivée chez Lacan, je lui ai dit : « Je suis enceinte, je ne sais même pas si je suis contente. » Il m’a répondu avec sa voix grave : « Bien sûr que vous êtes contente. » C’était effectivement un fils.

Des années plus tard, j’ai dit à Lacan : « Je ne viendrai plus. » Il m’a répondu : « Vous ne venez plus, je vous attends demain à la même heure. » C’est vraiment la mise en scène. Tu ne m’as pas laissée tomber. Après la séance, j’ai traversé le bureau. Je suis passée devant Jacques Lacan qui était debout devant son miroir et devant sa cheminée, il s’est laissé tomber, ce n’est pas moi qui l’ai laissé tomber. Tout ça c’est une mise en scène comique qui ne m’est claire que maintenant, cinquante ans après. Être laissé, c’est ça que j’appelle laisser tomber quelqu’un.

Il vous a laissé tomber, je ne vous laisse pas tomber, vous me laissez tomber, je ne nous laisse pas tomber. Je vous attends demain à la même heure, c’est comme ça que ça a commencé. J’avais appelé Lacan dans le sous-sol d’un café pour lui demander un rendez-vous. Il m’avait dit : « Il y a longtemps que j’attends votre appel, venez la semaine prochaine exactement à la même heure. » Pendant une semaine, j’étais tourmentée, car exactement c’est impossible. J’étais confrontée au réel ; le réel, pour Lacan, c’est l’impossible.

L’intériorité fantasmée du corps artificiel 

L’intériorité fantasmée du corps artificiel 

par René Fiori

L’expression « machine à penser », utilisée autrefois pour désigner une machine à calculer et aujourd’hui, celle d’« intelligence artificielle » nous invite à nous arrêter sur l’illusion, voire le sentiment de l’existence d’une intériorité de la machine. Ainsi au mois d’octobre de l’année 2016, le quotidien Le monde publie t-il la photo d’une journaliste japonaise en visite dans un cimetière avec son robot avec cette légende : « En janvier elle déclarait au site Wall Street International : “C’est mon Pepper, il a sa propre personnalité” 1 ».

En 2024 est diffusée l’émission Rembob’Ina présentée par le journaliste Patrick Cohen au cours de laquelle, les invités sont conviés à commenter une archive des années 70, qui revient sur les débuts de l’intelligence artificielle. Alors que le documentaire montre une petite machine sur roues cherchant à s’orienter dans l’espace parmi les meubles avancer, reculer, s’arrêter longuement le physicien Étienne Klein fait alors remarquer, au cours d’un arrêt prolongé de l’appareil : « regardez on dirait que la machine réfléchit », faisant alors interprétation pour les personnes présentes. Plus que l’apparence humanoïde, plus encore que le simulacre de la parole, cet épisode montre que la capacité de rétro-action, de feed-back qui équipe ces machines, provoque, satisfait l’imaginaire comportemental de la méthode essai/erreur à laquelle est communément réduite l’intelligence humaine. Rétro-action, feed-back dont la sophistication a produit aujourd’hui le machine-learning, soit ces machines dont les logiciels sont à même d’apprendre instantanément, confrontés à leur interlocuteur, comme le robot évoqué ci-dessus. Une illusion à l’œuvre, autrefois avec les automates de Vaucanson 2, qui déjà rendaient sensible la dimension d’une finalité avec leur programme dissimulé dans leur mécanisme. 

D’autres traits concourent à instaurer ce sentiment. Dans le livre d’Agnès Girard Un désir d’humain, qui traite de la vogue et du marché des poupées et des robots sexuels au Japon, on peut lire : « Lorsque la firme Mitsubishi met au point son premier robot de compagnie en 2003 (Wakamaru), celui-ci est conçu pour avoir « le regard qui attend 3 ». Autrefois, d’autres moyens étaient sollicités pour créer ce sentiment d’une intentionnalité de la machine : la pose que l’on fait prendre au mannequin de vitrine, regardant fixement le badaud, ou encore la statue : pensons à la statue de Ste Thérèse d’Avila du Bernin et à la jouissance extatique qu’elle présentifie 4. Il suffit que l’unité de ces corps, si divers dans leur matérialité et leur forme, intègre un seul des traits humains, pour apparaître comme une version plausible, vraisemblable, de l’extériorité de notre moi spéculaire et imaginaire, de ce « compagnon permanent qui nous empêche d’être seul et qui s’appelle le moi 5 ». 

Ainsi l’individu technique, technologique, celui de notre époque, plus que tout autre, est à même de susciter ce fantasme, car non seulement il a une mémoire, mais les plus sophistiqués ont aussi cette large marge d’indétermination permise par leur programme 6 qui nous font supposer à leur endroit une faculté de décision, voire d’interprétation. « Les automates ont toujours joué un très grand rôle, et ils jouent un rôle renouvelé à notre époque […] ces petites machines […] auxquelles nous savons maintenant […] donner […] quelque chose qui ressemble à des désirs 7 » dit Lacan, précisant cependant : « Le seul objet de désir que nous puissions supposer à une machine est […] sa source d’alimentation 8 ». Ce faisant, Lacan évoque l’illusion téléologique dont s’affuble la machine et qui l’humanise encore un peu plus. Comme le moi qui se donne une finalité qu’il loge lui dans l’Idéal du moi. La machine programmée, qui rétro-réagit à une information, capture en nous ce sentiment. Tous ces éléments ne sont pas sans activer le transitivisme qui fait partie de l’histoire du moi, lorsque l’enfant se nommait à la troisième personne 9, se manifestant dans les réactions de jalousie, d’empathie, de rivalité, laisse ses traces, dans l’adulte. On peut gager que cette « ambivalence 10 » se fasse sentir jusque dans la relation de l’homme à la machine qui simule beaucoup de ses facultés. L’aspect humanoïde, ou animaloïde de la machine semble donc secondaire. Ainsi Lacan est-il frappé à l’orée de l’ère industrielle par la relation entre ce qu’il appelle l’homo psychologicu, et les machines que ce dernier utilise. Par « la relation si intime », par exemple, entre l’homme et l’automobile, dont « la signification émotionnelle provient du fait qu’elle extériorise la coquille protectrice de son ego 11 ». Mais nulle subjectivité, nulle intimité, nulle extimité ne saurait se loger dans cette intériorité fantasmée des machines.

Etonnamment, Lacan nous fait apercevoir une autre face de ce transitivisme machinique, où il est question du corps. Dans une critique de Bergson sur la question du rire, il fait état d’un petit écrit de Kleist Sur le théâtre de marionnettes12, en soulignant que l’élégance du mouvement de ces machines agitées par un fil que sont les marionnettes, réside dans la « constance du centre de gravité de leur courbe, pour peu qu’elles suivent les strictes caractéristiques humaines dans leur construction. « Nul danseur […] ne peut atteindre à la grâce d’une marionnette agitée avec doigté 13 ». Ici la machine surpasse même l’humain. 

Aujourd’hui les machines nous encombrent 14 : machines à communiquer, machines de guerre, véhicule autonome, robot humanoïde, robots ménagers. Ce rapport aux machines contribue à l’insupportable du réel, il l’exaspère, le nourrit, tout en se présentant comme un remède au malaise, aux impasses de la civilisation. « D’une certaine façon, dit Jacques-Alain Miller, la clinique est partout, et c’est bien parce que le réel est de plus en plus difficile à supporter que l’on assiste à la promotion de la santé mentale 15

Les machines sont le symptôme de l’isolement du sujet qui ne trouve pas à s’appuyer sur sa propre solitude. Aujourd’hui l’échange machinique et boulimique d’informations à distance prend peu à peu la place de la rencontre vivante avec l’autre, et nous éloigne aussi bien de notre for intérieur, duquel nous nous délestons graduellement. Peut-être pourrait-on aller jusqu’à dire que pour certains il mortifie le vivant de cette rencontre, quand pour d’autres qui ne peuvent affronter ce vivant en l’autre, elle en tamponne les effets. C’est pourquoi, l’animal de compagnie tient une telle place dans nos sociétés. Son intelligence inductive, sa présence vivante, directe, spontanée, dans cette conjoncture, nous satisfait.

Comme le formule Philippe La Sagna, l’expérience analytique contrevient à cet éloignement « pour fabriquer une nouvelle solitude qui va permettre de constituer une base d’opération solide pour rencontrer les autres 16

 



[1] « Il ne nous aimera pas, mais nous finirons par l’aimer », Le Monde, supplément L’époque, dimanche 16 / lundi 17 octobre 2016.
[2] Doyon A. & Liaigre L., Jacques Vaucanson. Mécanicien de génie, Paris, PUF, 1967.
[3] Girard A., Un désir d’humain, Les Love doll au Japon, Paris, Les belles lettres, p. 238.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 70. « C’est comme pour Sainte Thérèse – vous n’avez qu’à aller regarder à Rome la statue du Bernin pour comprendre tout de suite qu’elle jouit, ça ne fait pas de doute ».
[5] La Sagna P., « De l’isolement à la solitude », La Cause freudienne, n° 66, Paris, Navarin, 2007, p. 45.
[6] Simondon G., Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 2022.
[7] Lacan J., Le Séminaire, livre II, Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1978, p. 67
[8] Ibid., p. 72.
[9] Lacan J., « Propos sur la causalité psychique », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 180.
[10] Ibid.
[11] Lacan J., « Quelques réflexions sur l’ego » (1951), Le Coq-Héron, n° 78, Paris, 1980, trad. Nancy Elisabeth Beaufils.
[12] Kleist Heinrich Von, Sur le théâtre de marionnettes, Paris, éd. Mille et une nuits, 1998.
[13] Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les Formations de l’inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1998, p. 130.
[14] Miller J.-A., « L’ère de l’homme sans qualités », La Cause freudienne, n° 57, Paris, Navarin, juin 2004, p. 91.
[15] Ibid., p. 92.
[16] La Sagna P., « De l’isolement à la solitude », op. cit., p. 45.

Fantasmes comtemporains du corps – La journée

Fantasmes comtemporains du corps – La journée

À l’époque où les rencontres humaines deviennent toujours plus virtuelles, le corps ne cesse pas moins de s’imposer, traversé par les discours et les symptômes qui le percutent. Objet de multiples avancées scientifiques, il se trouve investi de nouvelles représentations fantasmatiques qui semblent se concrétiser sans faille, ni reste. Pourtant, avoir un corps ne va pas de soi : tour à tour objet précieux et impossible à supporter, il peut être ignoré, refusé, maltraité, ou, au contraire, objet d’amour et de soins de plus en plus performants. C’est l’idéologie actuelle qui opère, à partir du discours de la science, sur la maîtrise et les fondements d’un nouveau savoir sur le corps.

Ainsi, à l’heure où donner la meilleure version de soi-même devient une injonction performative, se confirme que « le parlêtre adore son corps parce qu’il croit qu’il l’a », mais, comme le souligne Lacan, « sa seule consistance est mentale, car son corps fout le camp à tout instant 1 ». Face à ce corps qui lui échappe, le sujet fantasme qu’il peut jouir de son corps sans entraves, niant les limites de sa condition humaine.

Quels sont alors les fantasmes contemporains du corps, s’ils semblent depuis toujours se décliner en une phrase : Comme il serait beau de rester jeune, séduisant, en pleine santé, avec le sexe de son choix et immortel… ?

Aujourd’hui, la beauté, si elle reste un idéal féroce, trouve ses réponses dans les multiples programmes qui en vantent les bienfaits. La chirurgie esthétique répare les imperfections du corps qu’on a pour le corps qu’on veut, chacun s’imaginant être le maître de ce qu’il désire devant son miroir. La transidentité cristallise les multiples questions que pose le dégoût pour son sexe, voire son rejet, le transhumanisme fait miroiter la possibilité de « tuer la mort » et l’Intelligence Artificielle, en se passant du corps, mise sur la toute-puissance des algorithmes. La fin de vie se fantasme apaisée grâce à la maîtrise de sa programmation. Ce sont là les effets du discours scientifique dont Descartes a initié le mouvement, fantasmant l’homme « comme maître et possesseur de la nature 2 » et la machine, capable de le singer.

Dès lors qu’ils paraissent aujourd’hui réalisables, via la science, peut-on encore parler de fantasmes ? Et si oui, en quoi celle-ci peut-elle prétendre les modifier en proposant, à chacun, d’obtenir le corps idéal dont il rêve et de s’en satisfaire ?

Lors de cette journée de travail, nous chercherons, avec nos invités, à cerner en quoi l’immixtion de ces fantasmes et de leurs potentielles réalisations nourrissent un débat passionné sur le désir, la sexuation, la jouissance de son corps propre et le choix de sa fin de vie. En écho, nous tenterons de saisir comment la présence de ces fantasmes, tels qu’ils surgissent dans le cours d’une analyse, parvient encore à voiler le réel d’un corps sans choix ni loi.


1.Lacan J., Le Séminaire, livre xxiii, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 66.
2.Descartes R., OEuvres philosophiques, t. i, « Le discours de la méthode », Paris, Garnier, p. 634.