Femmes et politique

Femmes et politique

Femmes et politique
Par Karim Bordeau

Je  vais retracer à grands traits quel a été le cheminement logique quant à notre travail de lecture dont le film de Paul Newman, De l’influence des rayons gamma sur le comportement des marguerites, a été la source.

Le premier temps logique  : politique, discours et féminisation

Nous avons exploré dans un premier temps ce que Lacan a défini comme étant la disjonction du savoir et du pouvoir(1), et des implications que cette disjonction opère quant au politique. La montée du savoir mathématique fait que le pouvoir change d’axe et de place, devient plus obscur et difficile à cerner : pouvoir des chiffres et des algorithmes aujourd’hui. Rappelons ici un autre dit pour saisir plus finement cette articulation : « L’inconscient c’est la politique. Je veux dire, dit Lacan, que ce qui lie les hommes entre eux, ce qui les oppose, est précisément à motiver de ce dont nous essayons pour l’instant d’articuler la logique »(2). Il ne s’agit pas ici d’un inconscient des profondeurs ou d’un inconscient collectif, mais d’une logique des discours qui lie les êtres parlants dans un lien social. Ce lien social est donc impliqué par le langage et les discours subséquents. Ce ne sont pas les idées qui opposent les hommes, mais des discours supportés par une écriture, soit une structure où la fonction de la lettre devient fondamentale.

Selon Lacan la lettre du discours de la science « féminise »(3) le sujet et nous fait « objet », qu’on le veuille ou non : cette  féminisation veut dire que quelque chose échappe à ces  discours, qu’il y a un point innommable qui ne se spécifie ni comme valeur d’usage ni comme valeur d’échange, ni par ailleurs comme point de vérité. C’est le petit a comme plus-de-jouir. C’est là le noeud qui disqualifie toute idéologie. Le film le montre d’une façon subtile à travers le portrait de plusieurs femmes, chacune prise dans une logique de discours, mais avec un point d’échappée qui ne s’attrape pas comme sens ou vérité.

C’est la logique des discours qui précipite en effet un lien social, non l’inverse ; Freud le dit d’une certaine façon quand il pose, on en sait trop comment, un refoulement originaire, un trou dans le symbolique à partir de quoi le lien social se tisse, mais pas sans malaises ou symptômes. L’Autre, comme lieu de la parole ou de la vérité, « c’est le corps », lieu des affects et des effets de discours. L’Autre de ce fait c’est l’ensemble de ces corps pris dans un lien que le langage précipite comme structure. Ce qui ne veut pas dire que l’Autre existe comme « tout ». Il s’agit plutôt d’un lieu évanouissant, vide de garantie : l’Un est tout seul et ne fait pas rapport avec l’Autre.

La démocratie a donc comme principe fondamental : les droits du corps parlant, comme  Jean-Caude Milner le démontre dans son livre Relire la Révolution. Une autre formule lacanienne — très importante me semble t-il  — a été à cet égard remise sur le métier. Elle fait vaciller un pilier freudien, la fameuse « pulsion épistémologique » : « L’inconscient, ce n’est pas que l’être pense […] — l’inconscient c’est que l’être en parlant jouisse, et, j’ajoute, ne veuille rien en savoir de plus. J’ajoute que cela veut dire — ne rien en savoir du tout »(4)C’est à dire que les effets de la parole ne constituent pas un savoir disons dans le « discours courant », mais que c’est dans une expérience analytique qu’un savoir sur ces effets se constitue, les remaniant d’une certaine façon. Le savoir qui s’y dépose est d’une autre structure que celui de la science ; l’effet qui s’en suit alors n’est pas celui d’une recherche effrénée du plus-de-jouir qui, quant à elle, est une conséquence du langage et de ses appareils de jouissance.

Deuxième temps logique : jouissance et  appareils du langage

Rappelons un dit fondamental de Lacan s’appuyant sur la logique stoïcienne de l’implication matérielle : « La jouissance donc, comment allons-nous exprimer ce qu’il ne faudrait pas à son propos, sinon par ceci  — s’il y en avait une autre que la jouissance phallique, il ne faudrait pas que ce soit celle-là. »(5) Dans La logique du fantasme Lacan situait en effet la jouissance phallique comme hors-corps ; s’en déduit une subversion de la dialectique du maître et de l’esclave,  ⎯ laquelle est selon Hegel au fondement du politique et du lien social, l’un (le maître) devant risquer sa vie, et l’autre refuser de s’affronter à la mort, au maître absolu ⎯,  et une conception nouvelle de celui-ci : L’esclave jouit de mettre à la disposition du maître son corps(6). Ce corps « perdu » de l’esclave répond donc d’un réel de la jouissance dont l’opacité aujourd’hui est patente.

Les maîtres-mots du discours s’accointent aux commandements du Surmoi dont Freud a bien repéré sa fonction de pousse-à-jouir : la société, certains idéaux qu’elle véhicule, sont d’un poids, dit Freud, parfois trop lourd pour les sujets. Pour Freud, ce sont les interdits édictés par la fonction du père et ses multiples versions qui sont aux commandes et qui viennent ainsi à structurer la jouissance : d’où transgression, forçage, compromis, etc. pour récupérer l’objet perdu. Lacan opèrera un renversement non pas dialectique, mais topologique, qui situera la jouissance autrement.

Troisième temps logique :   Le lien social et le pas-tout de la jouissance féminine

Dans le chapitre V du Séminaire Encore, intitulé « Aristote et Freud » : L’Autre satisfaction, dont Jacques-Alain Miller a dégagé de façon très précise les enjeux politiques, cliniques et éthiques dans son Séminaire La fuite du sens(7), « La réalité sociale » est définie en effet comme étant « abordée par les appareils de la jouissance »(8), les appareils étant ceux du langage où se véhiculent  entre autres choses l’usage des mots et des universaux (le Bien, le Vrai, le Beau, etc.) qui supporteraient ce qui est visé alors comme la bonne satisfaction, celle qui faudrait : « Tous les besoins de l’être parlant sont contaminés par le fait d’être impliqués dans une autre satisfaction  — soulignez ces trois mots — à quoi il peuvent faire défaut »(9). Cette autre satisfaction se situe donc au niveau de l’inconscient, comme Freud l’a montré incidemment dans son livre sur le Witz, quand il articule logiquement le plus-de-jouir produit dans un trait d’esprit. Pour Freud un trait d’esprit et la jouissance qu’il induit comme plus-de-plaisir supposent qu’un lien social soit constitué. Pas de Witz hors lien social : tout le livre de Freud le démontre. Il y faut donc les appareils du langage. Mais pour Freud le roc de la  castration fait limite, c’est à dire que le plaisir en jeu est toujours plus ou moins « coupable » ou suppose la barrière d’une censure qualifiée à l’occasion de sociale : on est coincé par la loi du père supportant celle-ci. Lacan subvertit ce schéma freudien, montrant la prévalence de la mère en tant qu’elle parle : « Il ne s’agit pas seulement de parler des interdits, mais simplement d’une dominance de la femme en tant que mère, mère qui dit, mère à qui l’on demande, mère qui ordonne, et qui institue du même coup la dépendance du petit homme »(10). « L’intrusion dans le politique ne peut se faire qu’à reconnaître qu’il n’y a de discours […] que de la jouissance, tout au moins quand on espère le travail de la vérité »(11).

Ces formules lacaniennes que je viens de citer impliquent de situer autrement cette dimension de la culpabilité dont Freud a montré qu’elle pouvait être inconsciente et avoir de ce fait des incidences ravageantes. La jouissance, son réel, répond d’une autre logique, liée à une topologie nouant écriture et parole, celle du coincement propre à la nodalité liant les éléments dans leur matérialité comme « substance jouissante »(12). Du point de vue de la réalité, de « La théorie des fictions » ( Bentham), des discours établis, la jouissance phallique impliquée par le langage est toujours celle qu’il ne faudrait pas, faute de l’autre jouissance, féminine, qui n’est pas — entendons, qui n’est pas de l’ordre des universaux accointée à l’éthique des biens et de la juste distribution de la jouissance ; c’est la façon mâle de rater le rapport sexuel, et ça fait rire à l’occasion… : « L’univers, c’est là où, de dire, tout réussit. […] — réussit à faire rater le rapport sexuel, de la façon mâle »(13) : « Le ratage, c’est l’objet »(14). L’univers, c’est l’univers du discours qui ferait totalité, où les mots seraient univoques, bien à leur place.

On est donc coupable de céder sur son désir dans la mesure où ce désir s’accointerait à la jouissance qu’il faudrait, la bonne. Quant à la jouissance féminine, en effet, c’est d’une autre logique dont il s’agit, celle du pas-tout où se nouent la contingence de l’infini cantorien et l’impossible inscription d’un terme niant la fonction phallique. C’est à dire que la jouissance féminine ne fait pas univers de discours, « dérange » l’ordre social dont l’horizon est toujours plus ou moins la réalisation d’une unité fantasmatique venant à la place de l’Autre qui n’existe pas : Marcel Gauchet le démontre incidemment  dans ses livres sur « l’avènement de la démocratie ». L’infini cantorien, contemporain de l’inconscient de Freud, c’est précisément le surgissement d’un quelque chose qui n’a pas d’ordre, qui se présente comme « sans raison », qui ne participe d’aucune logique attributive. Ce qui n’est pas une version du père ou de l’exception qui aurait échappé à la castration de jouissance, la fondant ou la consacrant comme telle. C’est à cette faille que nous a conduit le film de P. Newman.

(1) Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 295.

(2) Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, « La logique du fantasme », 10 mai 1967, Inédit.

(3) Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la,psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p.186.

(4) Lacan J, Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil,1975, p. 95.

(5) Ibid., p.56.

(6) Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la,psychanalyse,  op.cit., p.102.

(7) Miller J-A.,  « L’orientation lacanienne. La fuite du sens », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçons des 17, 31 janvier 1996 et des 7 et 14 février 1996, inédit.

(8) Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 52.

(9) Ibid., p. 49.

(10) Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, op. cit., p. 89.

(11) Ibid.,  p. 90.

(12) Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit, p.101.

(13) Ibid., p. 53.

(14) Ibid., p. 55.

Théâtre & psychanalyse

Théâtre & psychanalyse

Rencontre entre Zabou Breitman et Clotilde Leguil, animée par Philippe Benichou

La Dame de chez Maxim(1) de Georges Feydeau
ou, Le désir « démasqué »(2)
Par Bernadette Colombel

La Dame de chez Maxim de Georges Feydeau est étonnamment contemporaine malgré les 120 années qui séparent la présente représentation de la première en 1899(3). Entièrement basée sur le quiproquo, elle est un prototype du désir qui ne cesse de circuler, dans un jeu de cache-cache de l’objet leurre du désir par rapport auquel chacun se positionne.

La pièce commence ainsi : on cherche le maître de maison, le docteur Petypon. En fait, il est en train de dormir sous le canapé. Quand il se réveille, complètement amnésique sur ce qu’il a fait la veille au soir, son ami Mongicourt doit lui rappeler que, le soir précédent, il est passé par chez Maxim. La présence d’une femme dans son lit, La Môme Crevette, est l’indice d’une incartade dont il ne se souvient pas. Voulant cacher à son épouse ce à quoi il a pu se livrer, il demande à la Môme de partir ; elle s’y oppose tant que ses conditions ne seront pas satisfaites. Aussi La Môme est présente tout le long de la pièce, tirant toutes les ficelles, tantôt se cachant afin de n’être pas découverte par l’épouse de Monsieur Petypon, tantôt se glissant sans vergogne dans la tromperie selon laquelle elle est Madame Petypon. Quant à Monsieur Petypon, même s’il subit les mystifications de la Dame de chez Maxim, il ne la dément pas tant il souhaite dissimuler son méfait à son épouse. La pièce de Feydeau est basée sur un ensemble de malentendus selon lesquels La Môme est considérée comme l’épouse du docteur Petypon, alors que l’officielle madame Petypon n’est pas identifiée comme telle. Tout dans la pièce concourt à cacher, à Madame Petypon et à la bonne société, l’écart à la morale de Monsieur Petypon.

La Môme personnifie l’objet qui attrape le désir : elle est toujours là, mais toujours cachée tantôt sous des étoffes, tantôt sous de fausses identités. Si elle a révélé à Monsieur Petypon quelque chose de son désir, cet homme n’en a aucun souvenir et cherche à effacer ce qui a pu surgir à son insu. Aussi, s’ingénie-t-il à faire disparaître la preuve de l’émergence de ce désir, en la personne de La Môme, mais la présence constante de cette dernière symbolise son impossible effacement.

Si le désir a surpris Monsieur Petypon qui semble ne rien vouloir savoir de ce qui a pu se révéler à lui, Madame Petypon, la « vieille toupie » comme l’appelle Le Général, oncle de Monsieur Petypon, est dans un modus vivendi, éloigné d’elle-même, où le désir refoulé ne semble pas faire effraction. La metteure en scène, Zabou Breitman, a représenté ce trait par un habillement gris, strict, et une coiffure surélevée, d’un autre temps, qui viennent présentifier une barrière infranchissable face au désir. Madame Petypon est toujours placée dans une situation où elle pourrait démasquer l’objet de perturbation que son mari veut lui cacher, mais elle trouve toujours une explication pour ne pas y être confrontée. Ainsi, s’étonnant de découvrir dans le bureau de son mari une robe qui est celle déposée par La Môme, elle imagine qu’il s’agit de celle que devait lui livrer sa couturière. Que la couleur de la robe soit trop claire, qu’à cela ne tienne : cela répond au choix de l’artisane qui décide pour elle !(4) A un autre moment, elle reçoit sans interrogation un message émis par La Môme, cachée sous les draps du lit nuptial, comme venant de l’Ange Gabriel, selon lequel elle doit se rendre place de la Concorde pour être fécondée par une parole. Non seulement, cette voix qui sort de sa chambre à coucher ne lui fait pas énigme, mais elle se l’approprie comme voix céleste, désincarnée. Quant au Général et à un jeune Duc apparaissant plus tard dans la pièce, ils sont réceptifs à ce que La Môme peut susciter sur le plan du désir. Le Général annonce ouvertement son attrait pour celle-ci, laissant entendre que si elle n’était pas sa nièce, il pourrait lui faire quelques avances. A la fin de la pièce quand la vraie identité de La Môme est découverte, il sera content de l’emmener avec lui en Afrique, lieu imaginarisé du hors-norme. Quant au jeune Duc, il se laisse séduire par La Môme Crevette qu’il croit être Madame Petypon et est fier d’être l’amant d’une femme du monde, rappelant que la crainte de sa mère fut qu’il ne tombât dans les bras d’une femme de mauvaise vie ! Sa méprise sur l’identité de La Môme suscite un ensemble de situations délicieuses où il ne trouve jamais celle qu’il cherche, puisqu’il se rend chez la vraie dame Petypon : l’objet après lequel il court lui échappe constamment.

Quant à la bonne société, représentée par un certain nombre de femmes qui participent à une fête organisée par le Général en l’honneur du futur mariage d’une nièce adoptée, elle est éblouie par celle qui vient de Paris, la soi-disante épouse du docteur Petypon. La Môme représente une femme libérée, objet de leur envie. Même si le désir de ces femmes est interpelé, c’est dans une position d’aliénation à se conformer à ce qui est valorisé qu’elles y répondent : elles adoptent les extravagances de La Môme. S’en suivent des scènes hilarantes : voulant se conformer au « bon ton » parisien, les Dames se ridiculisent en s’exclamant « C’est pas mon père ! », et en levant la jambe en l’air tout comme le fait la Môme(5). Zabou Breitman a souligné la dissonance de cette « bonne société » féminine en la personnifiant non seulement par des acteurs féminins mais aussi masculins déguisés en femmes, reprenant ainsi la confusion des identités qui préside dans la pièce.

Le ballet parfaitement orchestré des arrivées et des départs des personnages concourt à un jeu de cache-cache, notamment entre La Môme et Madame Petypon. Il faut cacher la première quand survient la seconde, alors que celle-ci disparaissant de la scène, la Môme surgit du lit où de derrière les rideaux. Quand les deux femmes se retrouvent ensemble, c’est un jeu langagier de non-dits qui permet que perdure la confusion des identités ; le quiproquo sert à voiler la véritable nature de l’objet. Ainsi le valet assimile La Môme à l’épouse du Général alors que ce dernier considère que la Môme est Madame Petypon(6). Quand se présente la vraie Madame Petypon, le Général la prend pour « une folle », ignorant qu’elle est l’épouse de son neveu. Dans la scène 16 de l’acte 3, Madame Petypon identifie La Môme pour sa tante, la femme du Général, alors que ce dernier considère la même comme l’épouse de son neveu. Cette confusion est possible grâce au fait que ne sont pas dits les mots qui distingueraient chacun. Sur un mode erroné, chacun pallie l’absence de signifiants identificatoires, en s’appuyant sur les coïncidences.

Le spectateur est interpelé dans ce jeu où la mystification est toujours à un point limite de bascule selon laquelle la cachotterie pourrait être dévoilée alors qu’elle perdure. Il jubile, comme l’affirmait Clotilde Leguil(7). Il est personnellement intéressé par ce désir qui ne cesse de circuler(8). Comme le faisait remarquer Philippe Benichou, ce désir est « indestructible »(9) malgré les vains efforts répétés de Monsieur Petypon qui voudrait qu’il n’eût pas émergé, et le refoulement de Madame Petypon. En en faisant un enjeu de la pièce, Feydeau « démasque » le désir, et traite avec ironie les circonvolutions inventées par l’humain pour tenter de négocier avec celui-ci.

(1) La Dame de chez Maxim de Georges Feydeau, au Théâtre de la Porte St-Martin, Paris, mis en scène par Zabou Breitman, du 10 septembre au 31 décembre 2019. Dans le cadre de l’Envers de Paris, débat entre Zabou Breitman, Clotilde Leguil, psychanalyste, membre de l’ECF et Philippe Benichou, psychanalyste, membre de l’ECF, sur le thème de Feydeau et la psychanalyse le 27 octobre 2019.

(2) Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, Paris, Éditions de La Martinière et Le Champ Freudien Éditeur, juin 2013,  p. 488.

(3) Cette pièce a été jouée pour la première fois le 17 janvier 1899 au Théâtre des Nouveautés.

(4) Feydeau G., La Dame de chez Maxim, acte 1, scène 5.

(5) Ibid., acte 2, scène 8.

(6) Ibid., acte 3, scène 7.

(7) Au cours d’un débat qui a suivi la présentation de la pièce.

(8) Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, op.cit.

(9) Au cours du même débat.

La « fiction Preciado », mise en acte d’une politique ?

La « fiction Preciado », mise en acte d’une politique ?

La « fiction Preciado », mise en acte d’une politique ?
Par Geneviève MORDANT et Pierre-Yves TURPIN

Preciado s’est appelé Beatriz jusqu’en 2014, ce n’est qu’à partir de Janvier 2015 qu’il a signé ses chroniques sous le nom de Paul B. Preciado (le B. sauvegarde son passé féminin), après qu’il ait réussi à ébranler une montagne de démarches administratives, racontées avec humour dans son livre Un appartement sur Uranus et dans plusieurs interviews et chroniques qu’il publie régulièrement dans Libération.

Il a engagé cette transformation F →> H dès 2004 par la prise régulière de testostérone, en auto-administration puis sous contrôle médical à partir de 2014 pour, dit-il, en faire dans et par son corps vivant un acte politique résolument anticapitaliste(1). Pour lui, c’est à partir de la binarité sexuelle homme-femme (avoir un pénis à la naissance ou ne pas l’avoir) que s’est construite tout une fiction politique à domination masculine (un « colonialisme patriarcal ») qui a secrété des normes, sexuelles, de genre, raciales, patriotiques. À partir de là, ce sont « des rapports de pouvoir qui construisent le sexe, la sexualité, la race, la classe, le corps valide ». Le dessein de sa transformation est bien résumé dans le titre d’une interview publiée dans Libération le 19 Mars 2019 : « Nos corps trans sont un acte de dissidence du système sexe-genre »(2). Quant à sa « méthode », il écrit dans une chronique de novembre 2016 : « Je m’assieds au centre de la baroque machine administrative qui produit la vérité du sexe et j’appuie sur toutes ses touches à la fois, jusqu’à ce que le système entre en black-out ».

Rejetant la binarité, Preciado se définit comme un « homme trans » ni homme ni femme. Il tient absolument à rester sur cette ligne de crête : « Tu écris dans Libé que tu n’as aucune intention d’adopter la masculinité comme nouveau genre – tu veux un genre utopique », écrit Virginie Despentes – qui partagea sa vie pendant dix ans quand il s’appelait encore Beatriz – dans sa préface d’Un appartement sur Uranus. Ainsi, comme un passeur, il veut promouvoir un autre avenir pour l’humanité. Par ce corps en transition il montre dans sa chair une nouvelle conception non normative du corps vivant qu’il souhaite partager avec tous, à l’heure actuelle de l’ultra-connexion, dans une utopie commune : « établir une alliance transversale et universelle des corps vivants qui veulent s’extraire de ces normes, […] qui ne veulent plus que leur puissance de vie soit exploitée par le dispositif nécropolitique capitalisto-patriarcal ».

Pour Preciado, l’hétérosexualité est non seulement un régime et une pratique de gouvernement, c’est aussi une politique du désir. Dans ce domaine intime, il remet en cause le désir hétérosexuel masculin, car ce dernier est « construit historiquement sur la possession et la violence, […] sur l’asymétrie du pouvoir entre les hommes et les femmes […] Qui a le droit de désirer ? Les hommes oui, les femmes non : une femme qui désire est une salope. La séduction repose encore aujourd’hui sur l’asymétrie du pouvoir »(3). Et de poser la question : « Peut-on apprendre à désirer en dehors des normes de genre et des asymétries politiques ? ». Une transformation du désir implique une transformation des identités, des hommes et des femmes « qui sont autant de fictions politiques ». À quoi pourrait ressembler ce nouveau désir sexuel ? Il répond de manière évasive : « Il faut créer une nouvelle grammaire, entrer dans une politique de l’expérimentation […] il faut imaginer une sexualité sans hétéros et homos, sans hommes et sans femmes ». Pour Preciado, #MeToo marque le début d’un changement de paradigme dans l’organisation du genre et de la sexualité par « un processus long qui implique une transformation des institutions, des langages, des représentations, des lois, une révolution totale ». Ce sont peut-être les prémisses de ce changement que l’on voit poindre actuellement chez les ados (4).

La réponse subjective de Preciado au problème de la castration est de se situer délibérément hors sexe : « je suis un fugitif de la sexualité ». Par la prise de testostérone, il fait sur lui-même une expérience pour réaliser son fantasme, il vit réellement la fiction qu’il a créée : c’est là sa jouissance qu’il veut engager sans limite. Il souhaite partager, universaliser la mise en acte de sa théorie, voire l’imposer par un discours politique qu’on pourrait même voir s’étendre jusqu’aux limites d’un nouveau totalitarisme.

La psychanalyse peut-elle reprendre d’un peu de biais le discours de Preciado, pour l’ouvrir vers le vivant du sujet confronté à la castration dans notre civilisation telle qu’elle est, voire pour apporter une contribution à sa « nouvelle grammaire » ? Pour Lacan le sexe est l’effet d’un dire : « L’homme, le mâle, le viril […] est une création de discours »(5). Marie-Hélène Brousse ajoute : « La femme en est une aussi, en fonction de Phi, entendu comme mesure de la valeur. Au passage on peut donc généraliser la formule La femme n’existe pas  à l’homme »(6).

Dans son tout dernier Séminaire La topologie et le temps, Lacan introduit, à sa manière, la notion de troisième sexe : « Il n’y a pas de rapport sexuel, c’est ce que j’ai énoncé. Qu’est-ce qui y supplée, parce qu’il est clair que les gens […], soit les êtres humains, les gens font l’amour. Il y a à ça une explication […] : la possibilité d’un troisième sexe »(7). Cela reste énigmatique, mais il ajoute : « le troisième sexe ne peut pas subsister en présence des deux autres. Il y a un forçage qui s’appelle l’initiation, ce par quoi on s’élève, si je puis dire, au Phallus. La psychanalyse est une anti-initiation ».

En conclusion, l’amour se moquerait-il de la différence sexuelle ? La différence sexuelle « cesse-t-elle dans le champ de l’amour, d’être, et duelle, et classificatoire, donc ségrégative ? »(8). Dit autrement, si la différence sexuelle n’est qu’une pure fiction construite pour établir ou étayer dans tous les domaines un pouvoir politique de domination masculine, cette fiction deviendrait-elle caduque dans le champ de l’amour, et la psychanalyse en tant qu’« anti-initiation » au Phallus serait-elle une boussole qui oriente vers l’amour ?

(1) Preciado P. B. , Un appartement sur UranusParis, Grasset, 2019, p. 27. « L’homosexualité, l’hétérosexualité, l’intersexualité et la transsexualité n’existent pas en dehors d’une épistémologie coloniale et capitaliste, qui privilégie les pratiques sexuelles de reproduction comme stratégies de gestion de la population, de reproduction de la main-d’œuvre, mais aussi de reproduction de la population qui consomme. C’est le capital et non la vie qui se reproduit ».

(2) Preciado P. B., Libération, 19 mars 2019.

(3) Preciado P. B., « Hier le lieu de la lutte était l’usine, aujourd’hui c’est le corps », Libération, 20 juillet 2018.

(4) Voir par exemple « Fragments du nouveau discours amoureux », Le Monde magazine, 15 juin 2019.

(5) Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 62.

(6) Brousse M.-H., « Le trou noir de la différence sexuelle », texte préparatoire à la 6e journée d’études de l’Institut Psychanalytique de l’Enfant La différence sexuelle , mars 2021, dans ZAPPEUR n°1 (en ligne), mai 2019.

(7) Lacan J., Le Séminaire, livre XXVI, « La topologie et le temps », leçons des 9 et 16 janvier 1979, inédit. Cité par Marie-Hélène Brousse.

(8) Ibid.

Atome, Atome, quel joli mot !

Atome, Atome, quel joli mot !

Atome, Atome, quel joli mot !
Par María Luisa Alkorta

De l’influence des Rayons Gamma sur le comportement des marguerites, film du réalisateur Paul Newman, inaugurait le nouveau cycle 2019-2020 du vecteur Psynéma. Choisi pour l’occasion, ce film parle surtout des femmes et fait écho aux Journées de l’ECF « Femmes en psychanalyse ». Par ailleurs, ce beau film s’intégre aussi dans le thème « Démocratie » proposé pour ce cycle par le Patronnage laïque Jules Vallès avec lequel nous travaillons en partenariat depuis bientôt quatre ans. Marcel Gauchet, dans son livre La Démocratie contre elle-même, dit que la politique est le lieu d’une fracture de la vérité, dans le sens où la démocratie se divise en opinions contraires, ce qui a comme conséquence que la vérité n’est jamais Une. Depuis la nuit des temps, les hommes s’organisent en groupes pour vivre ensemble en société. Dans cette perspective, le contrat social en est un des supports avec les lois qui règlent les sociétés démocratiques. C’est ce qui fait le lien social.

Dans ce film nous voyons une société américaine dans l’après-guerre de Corée, ayant des répercussions sur le lien social pour le moins malmené. La ville ouvrière de Bridgeport (Connecticut) nous est présentée avec un aspect sombre, désordonné et aussi abandonnée comme l’est Béatrice, héroïne du film, veuve, qui y habite avec ses deux filles adolescentes Ruth et Matilda. Le rêve américain faisant défaut, dans la même période nous voyons plusieurs films américains qui montrent des portraits de femmes démunies, en crise, autour de la quarantaine. Ces sont des femmes en grande difficulté d’intégration sociale souvent subissant leur situation, femmes au foyer. Mais ce n’est pas le seul aspect qui caractérise Béatrice comme nous le verrons dans le déroulement du film.

Pour la préparation de ce film nous nous sommes appuyés sur le Séminaire XVII où le lien social peut être défini à partir du concept de discours tel que Lacan l’a élaboré. A savoir que le fait social est considéré en psychanalyse comme étant un fait de langage, c’est-à-dire, celui qui se crée dans les rapport de l’homme à la parole.

De quoi parle ce film ?

Le corps est en lui-même un sujet central dans ce film de P. Newman. Le regard qu’il pose avec la caméra nous présente un éventail de femmes, chacune avec sa particularité, qui la conduit vers son destin. Mais je dirais que le corps en tant que matière vivante, que ce soit du point de vue scientifique, que ce soit du point de vue psychanalytique est aussi traité par le cinéaste. Nous limitant aux trois personnages, la mère et ses deux filles, nous décrirons quelques éléments du film qui nous permettent de situer le corps dans ses différents registres : réel, symbolique, imaginaire.

Dés le début du film, le discours de la science est présent avec Matilda et son expérience des rayons gamma. Elle met des graines de marguerites dans un bac fermé. La lumière énergétique liée à l’excitation de l’atome, comme la plus petite partie du corps simple, peut se combiner chimiquement avec une autre partie produisant ainsi des mutations différentes selon le degré de radiation. Pour donner une finalité aux atomes différente que celle de la bombe atomique, rappelons-nous le discours que Eisenhower prononça en 1953 et qui fut intitulé « Atomes pour la Paix ». C’est dans ce cadre que s’inscrit l’expérience scientifique de Matilda. Puis on aperçoit Béatrice devant le miroir du magasin essayant des perruques, regard perdu, comme si elle ne se reconnaissait pas. Coté langage, elle prend des libertés inouïes avec des paroles crues, amères, pour parler à ses filles de ses conquêtes ratées et de sa vie sexuelle.

Néanmoins, à sa manière dispersée, désorganisée, compliquée, tant pour elle que pour ses filles, Béatrice montre aussi un certain désir et un attachement à leur égard. C’est avec le professeur Goodman qui encourage les expériences de Matilda qu’elle règle ses comptes, lui reprochant les perturbations de la vie familiale du fait de ses expériences et, qui plus est, des risques de stérilité encourus par Matilda. Sa mort, Béatrice la voit incarnée par sa voisine ; elle croit la voir morte de sa fenêtre, car elle croit qu’elle ne bouge pas depuis trois jours. Mais c’est surtout pour Ruth qu’elle s’inquiète. Ruth a un esprit malade, elle est atteinte d’épilepsie et elle est toujours angoissée à l’idée de la mort, qui plus est, s’impose par le spectacle des vieillards mourants lors de leur hébergement à la maison. Elle a déjà vu deux  hommes mourir à la maison et la venue de Anny, une vielle femme au regard pénétrant que sa fille abandonne chez Béatrice, accentue ses moments de cauchemars et de crise. Les corps des morts pendant la guerre de Corée sont aussi présents dans les récits de Béatrice comme son premier amour et son « con de mari » qui part mourir à l’hôtel.

Le corps en psychanalyse

En psychanalyse, le corps parlant vient faire contrepoids au corps de l’individu, corps pris en tant que propriété de chacun, séparé de tous les autres selon Aristote. Ainsi, à mon avis, quelques éléments  du film nous permettent de parler du corps de plusieurs façons, en tant que : Corps imaginaire pour Béatrice se regardant devant le miroir et dont l’image peut donner l’idée d’unité. De même pour Ruth s’identifiant imaginairement à sa mère quand elle essaye sa perruque, riant avec elle, mais aussi s’identifiant à elle et l’imitant dans son cours de théâtre, ce qui cessera vers la fin du film où Ruth, se séparant de sa mère, essaie de se retrouver ailleurs, intéressée par la performance de Matilda et en compagnie de Cris, son copain. Matilda est représentée devant son bac bordé par la jouissance phallique hors corps, conceptualisée par Lacan. Le  cours de M. Goodman sur la permanence des atomes a bouleversé Matilda. Elle regarde ses mains comme pour étudier le fait qu’un atome puisse se matérialiser dans son corps et relever de ces espaces infinis de la galaxie reliée au corps de chacun. Lacan parle de moterialité, néologisme composé du « mot » et de la « matérialité » pour signifier qu’on trouve de la matérialité dans le mot. Matilda a cet énoncé : atome quel joli mot, c’est poétique. On peut dire que atome est le signifiant dans sa matérialité qui résonne dans son corps, et avec un deuxième signifiant poétique quelque chose se produit d’un savoir en tant que création poétique. Pour Matilda on peut parler là d’un corps en tant que symbolique pas sans l’imaginaire. Ainsi, chez elle, on trouve une topologie de son monde construit autour d’un idéal à partir de quelques signifiants-maîtres qui lui sont familiers : par exemple charbon qui peut subir une  mutation pour devenir diamant.

Traitement du rire

Le rire est aussi un élément constituant du monde de ces trois femmes. Pour Béatrice le rire a été une arme de conquête, c’est par le rire qu’elle a attiré son mari : on dansait un mambo et je l’ai fait rire, dit-elle à ses filles. Mais maintenant elle ne supporte pas le rire des autres, même si cela ne s’adresse pas directement à elle. Ruth au début rit volontiers avec sa mère surtout de ses blagues vulgaires visant le professeur Goodman. Ce ne sera plus le cas vers la fin du film où Ruth reste sérieuse face aux blagues de sa mère. Matilda se met à distance de la position maternelle, lorsqu’à l’inverse de sa mère, elle ne pense pas qu’on rit d’elle, mais rétorque que c’était une expérience. Une seconde fois elle sort de la pièce ne trouvant pas drôle le fait qu’on se moque de son professeur Goodman. « Non maman je ne déteste pas le monde » dit Matilda à la fin du film où, contrairement à Béatrice, elle énonce qu’elle aime le monde, ses études, cette substance « atome » qui fait jouir et tenir son corps.

 

 

Les femmes dans le cinéma des années 70

Les femmes dans le cinéma des années 70

Les femmes dans le cinéma des années 70
Par Leïla Touati

Paul Newman a fait un film magnifique, malheureusement méconnu, qui inspire une réflexion sur les femmes dans le cinéma des années 70. Dans ce film sublime De l’influence des rayons gamma sur le comportement des marguerites, de Paul Newman sorti en 1972, il s’agit de faire le portrait d’un trio familial constitué d’une mère et de ses deux filles. La mère, Béatrice est un sacré numéro ! Au début du film on aimerait croire que son caractère fantasque et énergique lui permettra de tenir sa barre. Mais au fur et à mesure du récit on sent bien qu’elle ne tient qu’à un fil : elle n’arrive pas à faire face au monde ni à s’engager pleinement dans la réalité, elle s’enferme de plus en plus dans sa maison obscure et désordonnée, elle peine à éduquer ses deux filles qu’elle assomme de paroles et d’actes inconsidérés, même si elle essaye de les aimer… à sa manière.

Il s’agit d’un portrait de mère défaillante, dans le sens où c’est l’histoire d’une femme qui échoue à incarner l’idéal maternel et l’idéal du way of life américain. Et si Paul Newman nous propose en 1972 cette figure féminine assez subversive – dans le sens où elle menace l’ordre établi – il n’est pas le seul réalisateur à prendre à bras le corps ce sujet puisque d’autres cinéastes majeurs des années 70 vont également s’avancer sur ce terrain d’un féminin qui déborde du cadre ; et qui est rupture franche avec l’image de la parfaite mère au foyer américaine. Si dans Rosmary’s baby de Polanski qui sort à la fin des années 60, la mère diabolique arrive encore à maintenir les apparences d’une mère au foyer classique ; les cinéastes des années 70 commencent à montrer des femmes qui mettent à mal les apparences : elles sont mal fichues, décoiffées, alcooliques, laides ou complètement déglinguées comme si elles voulaient échapper à la mascarade féminine. Ce sont les films :

Alice n’est plus ici de Martin Scorsese (1974),
Une femme sous influence de John Cassavetes (1976),
Carrie au bal du diable de Brian De Palma (1976),
nous pouvons rajouter  : L’exorciste de William Friedkin (1973) ou enfin d’Alien de Ridley Scott qui clos la décennie en 1979.

Tout d’abord, rappelons-nous ce qu’était le cinéma hollywoodien des années 50. C’était un cinéma dans lequel l’archétype féminin était représenté de manière très glamour avec des icônes telles Marylin Monroe ou Grace Kelly, qui se positionnaient avant tout comme objets de désir et qui étaient toujours parfaitement élégantes et tenues. Parfois un peu décoiffée ou fofolles, mais quand même toujours attirantes. Alors, que sont devenues les américaines qui avaient 20 ans dans les années 50, qui ont été bercées par cet idéal dans leur jeunesse, et qui comme Béatrice ont 40 ans dans les années 70 ? Bien souvent, elles se sont cognées contre un réel qu’elles n’avaient pas imaginé, autant qu’elles sont déçues de n’être pas devenues les femmes qu’elles avaient rêvé d’être.

Par exemple chez Scorsese, dans Alice n’est pas d’ici, il s’agit d’une femme au foyer de 35 ans malheureuse en ménage. Puis son mari meurt dans un accident de la route et sa vie prend un cours nouveau. Elle part avec son fils vers son rêve : devenir chanteuse en Californie. Sur une bande son rock, typique des années 70, le film montre une femme prise entre réalisme et théâtralité que de lourdes désillusions attendent.

Chez Cassavetes, le film Une femme sous influence commence par une mère qui se retrouve seule chez elle un soir. Son mari est retenu au travail et ses enfants sont confiés à la grand-même pour le week-end. Elle est tellement désemparée par cette soudaine solitude qu’elle sort et erre dans les bars jusqu’à ce qu’elle tombe sur un inconnu qu’elle ramène dans son foyer. Tout au long du film Mabel est une femme sans limite. Elle vit chaque émotion avec emphase et débordement, jusqu’à se perdre elle-même et à inquiéter tout son entourage qui hésite à l’hospitaliser.

Chez De Palma, Carrie est une adolescente de dix-sept ans, solitaire, timide, et mauvaise en sport. Elle est devenue le souffre-douleur de ses camarades de classe. Sa mère, Margaret White, avec qui elle vit seule est une extrémiste religieuse. Elle l’enferme parfois dans un placard obscur où elle doit prier pour expier ses fautes. Dans ce film d’horreur Carrie au bal du diable on a la représentation d’une mère au foyer qui atteint le stricte inverse de la femme glamour des années 50 pour prendre la forme d’une sorte de vieille sorcière repoussante.

L’exorciste et Alien sont également des films d’horreur qui tournent autour du corps féminin dans ce qu’il peut avoir d’inquiétant : une enfant qui a ses premières règles, un foetus qui se développe dans le ventre, la douleur de l’accouchement…

En tout cas, chacun à leur manière, ces films des années 70 présentent des mères de famille excessives, voir proche de la folie.  Avec chaque fois un père soit complètement hors champ, soit présent par instant mais incapable d’apaiser la situation. Ce sont aussi des femmes au foyer obsédées par l’idée de vouloir être autre chose que ce qu’elles sont devenues, explosant toutes les limites pour aller vers un absolu qui semble hors d’atteinte en réalité.

Peut-être aussi parce que ce qui se joue de singulier aux Etats-unis entre les années 50 et les années 70, c’est ce moment de contre-culture des années 60, autrement appelé le mouvement hippies. L’idéal hippies proposait de “vivre sans temps mort et de jouir sans entrave”.  Slogan qui a séduit l’Amérique et le reste de l’Occident pendant presque 10 ans. Jusqu’à ce que le crime perpétré par Charles Manson et son clan en 1969, renverse l’opinion publique américaine qui déchante brutalement de cet idéal. L’Amérique entre alors dans les années 70 avec la gueule de bois, l’ancien monde a volé en éclat, et il impossible de revenir en arrière.

C’est justement le thème central du dernier film de Tarantino: Once upon the time… in Hollywood (2019). Il dresse un portrait d’une communauté de hippies dégénérés: “la Manson familly” justement. Tarantino montre une vie en communauté vautrée dans la luxure qui est mise en contraste avec le quotidien laborieux d’un  acteur joué par DiCaprio. Cette comparaison, de deux positions existentielles opposées, semble vouloir plaider pour la nécessité de poser des limites aux individus afin de canaliser leur pulsions et leur excès. Contention qui n’est pas vaine selon Tarantino, puisqu’elle permet à l’homme de déployer sa parole. DiCaprio dans le film incarne la puissance du corps parlant (d’autant plus que Tarantino est un des plus grands dialoguistes de l’histoire du cinéma). Mais voilà, le ton du film de Tarantino est nostalgique, car cette drôle de fissure des années 60 a quand même gagné la partie. L’ancien monde a été ravagé et la civilisation a sérieusement vacillé. Ce moment de contre-culture, même s’il prend fin au début des années 70, oblige la société américaine a trouver des nouvelles formes autant que de nouveaux repères, comme si toute la civilisation était à repenser.

Depuis lors, tout est rediscuter dont la définition du féminin et du masculin, qui passe par un dérèglement des sens et des semblants. Avec un positionnement homme/femme difficile à démêler, confus et toujours en crise aujourd’hui. Si on peut saluer la déconstruction de l’idéal de la femme glamour des années 50, il ne s’agit pas non plus de défendre son strict inverse, comme le montre ces portraits de femmes des années 70. Car la mascarade féminine, qui consiste à savoir jouer dans l’espace social de la dimension plastique du corps féminin – sans doute pour mieux masquer l’inquiétant qui l’habite – ne pourra pas s’annuler si facilement. Et en effet, comme l’a souligné Lacan, la mascarade féminine n’est pas du côté de l’imaginaire mais elle s’inscrit bien dans l’organisation symbolique des sociétés. Ce qui est superbement illustré dans le film de Paul Newman, notamment autour de cette perruque de cheveux bouclés qui change de main, ou plutôt qui change de tête, passant de la mère à la jeune fille, et qui devient chaque fois une esthétique différente selon la déclinaison du féminin qu’il s’agit de mettre en scène.