Échos aux chants joyciens

Échos aux chants joyciens

par Karim Bordeau 

Le 27 septembre 2025, Psynéma organisa dans les locaux du Patronage laïque Jules Vallès un événement autour du remarquable film The Dead de John Huston, adaptation d’une nouvelle de James Joyce, extraite par ailleurs du recueil Dubliners. 

Richard Ellmann montre très bien dans sa biographie en quoi le récit des Morts est une pièce pivot dans l’œuvre de James Joyce où en effet les morts et les vivants se côtoient dans un étrange voisinage : « La signification finale, la dépendance mutuelle des vivants et des morts, est le fruit d’une méditation qui date de la première jeunesse de l’auteur. 1» L’objet indescriptible auquel Joyce avait affaire impliquait cette continuité topologique dont on trouve un paradigme dans l’épisode Circé d’Ulysse, où la mort et la vie se nouent singulièrement, les fantômes venant livrer aux vivants leurs messages énigmatiques et comiques. Dans Finnegans Wake cette continuité est imagée par une rivière coulant incessamment, faisant que des lavandières, répercutant les murmures indistincts de la ville, deviennent des souches d’arbustes de rive ou des rochers baignant dans l’eau. Cette intensité rythmique est déjà présente dans Dubliners. 

Huston restitue admirablement cette vie impalpable, indéchiffrable et musicale, qui anime le texte joycien. Dans la séquence saisissante qui clôture The Dead, le cadre de la fenêtre, répondant à l’absence mystérieuse d’un personnage défunt et aimé de Gretta, peine à contenir les pensées et les divagations de Gabriel qui réalise soudainement une solitude l’éloignant infiniment de sa bien-aimée : une sorte de multiplicité infinie en effet se dégage à la fin de The Dead, avec cette neige surabondante qui tombe partout sur l’Irlande, aussi bien sur les vivants que sur les morts. Difficile de ne pas entendre ici l’exil joycien : « Les Morts sont le premier chant de l’exil 2

On sait que Joyce, exilé très tôt dans sa vie de ses terres irlandaises vénérées, avait une conception de l’histoire (qu’il comparait dans Ulysse 3 à un cauchemar dont il essayait de s’éveiller) qui n’est pas celle des historiens où celle-ci est d’une certaine manière une théorie sur l’histoire, c’est-à-dire une façon d’ordonner des récits. Avec cette conséquence inéluctable que rien ne s’y joue véritablement. Lacan rejoint Joyce sur ce point : 

« Joyce se refuse à ce qu’il se passe quelque chose dans ce que l’histoire des historiens est censée prendre pour objet. 

Il a raison, l’histoire n’étant rien de plus qu’une fuite, dont ne se racontent que des exodes. Par son exil, il sanctionne le sérieux de son jugement. Ne participent à l’histoire que les déportés : puisque l’homme a un corps, c’est par le corps qu’on l’a. Envers de l’habeas corpus.

Relisez l’histoire : c’est tout ce qui s’y lit de vrai. 4

Freud donnait d’ailleurs une place centrale au déplacement dans la structure des pulsions et leurs historisations – jamais à leurs places, toujours déplacées. 

Un mot sur la place du chant dans l’œuvre de Joyce. Lacan y donne une portée clinique saisissante, à l’usage des psychanalystes relevée d’ailleurs comme telle par Jacques-Alain Miller 5 dans son cours : « Laissons le symptôme à ce qu’il est : un événement de corps, lié à ce que : l’on l’a, l’on l’a de l’air, l’on l’aire, de l’on l’a ? Ça se chante à l’occasion et Joyce ne s’en prive pas. 6» 

Cet événement de corps, point-nœud, nous exile du rapport sexuel. Nos deux artistes, John Huston et James Joyce, en savaient un bout. 

 


[1] Ellmann R., Joyce, t. I, Paris, Gallimard, 1962, p. 303.
[2] Ibid., p. 305.
[3] Cf. James J., « Nestor », Ulysse, Paris, Gallimard, 2013, p. 92. Voir aussi les incises de Joyce sur ce point dans A Portrait of the Artist as a Young Man.
[4] Lacan J., « Joyce le symptôme », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 568.
[5] Miller J.-A., « Biologie lacanienne et événement de corps », La Cause freudienne, n° 44, février 2000, p. 24-33.
[6] Lacan J., « Joyce le symptôme », op.cit., p. 569.

Les cinq premières pages

Les cinq premières pages

par Pascal Pernot 

Au XXe siècle une série télévisée proposait une énigme policière qui se dénouait durant « les cinq dernières minutes », d’où le titre donné à cette série.<

Au début de ce même siècle, c’est dès les cinq premières pages de son Mot d’esprit dans ses rapports avec l’inconscient que Freud nous livre les éléments de l’énigme en jeu et nous met sur la bonne piste.

En 1905, récoltant les écrits de ses contemporains, il met en exergue quelques indices précis. Avoir de l’esprit est le plus souvent abordé à partir du comique qui met en jeu le langage. Freud cite alors Th. Lipps. Le Sujet « tire jouissance » (c’est le mot de Freud) à se penser actif, utilisateur indépendant du langage dont Freud nous montre qu’en fait c’est le langage qui le lie. Voilà bien qui, dès la première approche de la présentation de l’énigme, relève en soi-même du comique dans la création symptomatique d’un mixte entre aliénation et jouissance. 

Le second point – c’est alors de K. Fischer que Freud se fait écho – est que ce comique met en jeu l’objet dans son versant de « laideur latente du monde des pensées 1». Le latent de l’objet des pensées présenté par les auteurs du XIXe siècle se repère aux valeurs esthétiques du beau, barrière masquant le réel. Mais Freud ne s’y laisse pas prendre et poursuit immédiatement sur ce qui fait cadre à la pensée et à son objet : le jugement. Plus tard il remettra en cause directement les a priori kantiens sur lesquels s’appuie le jugement de la raison. Ici Freud se contente d’avancer que K. Fischer a déjà noté la pertinence d’une forme autre de jugement : « le jugement ludique 2», sorte de « prêtre travesti qui unit tous les couples 3». Freud précise comment ce travestissement condense ou déplace les représentations verbales, découvrant « le semblable au sein du dissemblable » ou « scellant des unions » et introduisant une « unité parmi plusieurs notions étrangères ». L’introduction de Freud est rigoureuse : d’un côté l’Autre du langage, les formations de l’inconscient, de l’autre l’objet que Lacan dénotera de réel. Que produit leur articulation ? Si Freud nous invite à un Scilicet, il est possible de savoir comment l’énigme se noue –, la chute du scénario qui met en scène jugement ludique et jouissance est à ranger dans ce que les latins taxeraient de non liquet : faute de superposition entre les éléments, de résorption entre les deux domaines, on ne peut pas trancher. Pas d’ordonnancement dans les couples mariés, pas de rapport inscriptible dans la structure du langage souligne déjà Freudavant la lecture lacanienne de 1970 : « le signifiant n’est pas propre à donner corps à une formule qui soit du rapport sexuel 4». 
Voici encore quelques points soulevés par Freud dès ces cinq premières pages : Le sujet qui use du comique par le langage a affaire à une temporalité singulière. Freud parle de l’instant d’un éclair produisant « sidération et lumière 5». L’éclair unique, sitôt illuminant a déjà disparu. Différemment là aussi des a priori kantiens, le temps est ici ce qui fait apparaître pour disparaître aussitôt.

Enfin, qu’est-ce qui apparaît dans cet éclair ? Le vide, le trou, que sont les espaces noués par ces leurres du langage estampillés par le jugement ludique. Freud conclue ces pages par le fait que ce que nous trouvons quand le chiffrage du comique révèle son nouage est un « vide de sens 6». 

Lacan ajoutera, cette fois au titre de l’humour, qu’au comique de l’existence du sujet et d’une énigme du dévoilement, l’analyse est « la réponse, […] une réponse, il faut bien le dire […] tout à fait spécialement conne 7 ». L’humour du dernier Lacan ajoute cette note à la perspective freudienne de l’humour comme marque du surmoi : malgré et au vif de l’impossible du rapport et de l’expression de ce trou, il relève de la « force démoniaque qui pousse à dire quelque chose 8 ».

 


 

[1] Freud S., Le mot d’esprit et son rapport avec l’inconscient (1905), Paris, Gallimard, 1978, p. 13.
[2] Ibid., p. 14.
[3]Ibid., p. 15.
[4] Lacan J., « Radiophonie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 413.
[5] Freud S., Le mot d’esprit et son rapport avec l’inconscient, op. cit., p. 15.
[6] Ibid., p. 17.
[7] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 72.
[8] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’Une-bévue s’aile à mourre », leçon du 8 février 1977, inédit.

L’émoticône nous interprète

L’émoticône nous interprète

par René Fiori« Elle aime à bricoler des paquets », dit Polio. « C’est comme s’il avait honte de porter devant moi tout ce soin [1] ».

« Et les mille bruits de l’obus ou de la balle : tonnerre dans le ciel, châtaigne qui éclate sous la cendre, chant de crapaud, cigales, abeilles, maison qui s’effondre. Je me réjouissais avec une joie enfantine de leur variété et de leur force [2] ».

S’il fallait aujourd’hui adresser un message par mail avec ces deux phrases. Quel émoticône choisirions-nous dans ces deux cas ? Pour ces deux sentiments, il n’en existe pas, ou bien s’ils existent, ils apparaissent tout de suite réducteurs. Quoiqu’il en soit, l’énonciation perçue dans ces deux phrases se présente, dans le message internet, comme amputée ou, dans le meilleur des cas, atrophiée. D’autres machines y concourent comme le questionnaire dans le domaine du soin, ou la profuse novlangue angloïde dans le discours courant.

 

De l’imaginaire au réel du corps

Ces phrases, dans la mesure où elles sont extraites d’une œuvre littéraire, révèlent à un haut degré la problématique de l’énonciation. Le désir pour celui qui écrit, qui devient le désir de l’autre, pour celui qui reçoit le mail et le lit, apparaissent, entamés de cette dernière. Ce réel du sujet, tel qu’il se présente dans l’image d’un autre en présence, est for-clos, c’est-à-dire, au sens littéral, enfermé au loin. Il s’agit bien ici de ce « désir de l’autre, qui est le désir de l’homme, [et qui] entre dans la médiation du langage […] dans la relation symbolique du je et du tu [3] ».

Celui qui communique avec un autre par internet, et par toute machine numérique appareillée à un algorithme programmatique, n’a accès qu’à une énergie du désir de l’Autre broyée, pulvérisée, par le programme et l’algorithme, rendue ainsi méconnaissable. Ce réel de l’autre, inclus dans le corps, participe de la vivification de la relation intersubjective. Avec le numérique on peut dire qu’il y a atteinte au nouage du réel du corps avec son imaginaire spéculaire, pensée comme image dégagée par le corps en présence. Aussi celui qui écrit comme celui qui le lit, ne se reconnaissent-ils pas dans un message humoristique par exemple, et tout juste s’il est précisé par un émoticône. Le « maileur » est comme la caissière du supermarché qui, aujourd’hui, scanne les articles du client, et dont l’addition des prix des produits est calculée par la machine. Tous deux ne se reconnaissent pas dans le produit de leur travail. Ainsi la caissière est-elle en passe d’être remplacée par la caisse automatique, quand celui qui écrit sans énonciation, tôt ou tard pourra faire appel à l’IA façon ChatGPT pour correspondre avec l’autre. Ainsi les mots de la machine, sans énonciation, deviennent-ils grimaçants et persécuteurs.

 

Le symbolique désappareillé de l’imaginaire et du réel

Nous avons cédé à la machine. Mais avons-nous consenti [4] ? Lorsqu’apparut la machine à calculer, on l’appela dans les années 50, « machine à penser ». Aujourd’hui la formule « Intelligence artificielle » fait florès. Pourquoi n’a-t-on pas utilisé d’autres formules comme « intellection artificielle », ou « expressivité artificielle », ou encore créé un néologisme ad hoc ? En créant cette formule nous avons consenti sans savoir à quoi nous allions céder, ceci en anthropologicisant la machine.

Ainsi en est-il du terme « téléportation » qui court dans les romans et les séries de science-fiction [5]. C’est impossible dirons-nous. Mais l’intelligence artificielle aussi est impossible. C’est justement au moment où les machines étriquent l’énonciation du sujet que la « téléportation » peut se diffuser dans le discours courant. Impossible de téléporter un esprit, un mental par machine. Mais la langue et notre rapport aux mots se chargent préalablement d’opérer « une rectification subjective de masse [6] ». Et à cette téléportation, nous y croyons déjà. Téléporter, rien de plus aisé. Un algorithme amalgamera toutes les traces numériques de qui voudra s’y conformer : ses messages, ses images, sa voix, l’image de son corps et il se chargera de produire un avatar plausible, croyable qui, par exemple, restituera un proche disparu et avec lequel nous pourrons converser post-mortem. Comme dans le cas de la transition sexuée, se posera la question du qui suis-je, et « mon avatar ne serait-il pas plus réel que moi ? » Et peut-être créera-t-on des communautés d’avatar. L’avatar pourra aussi trouver une fonction thérapeutique. Pour cela on peut faire confiance à la séduction opérée par la science sur les instances de la santé mentale.

 

 

 

[1] Paulhan J., Le guerrier appliqué, Paris, 1982, p. 49-50.

[2] Ibid., p. 81-82.

[3] Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les Écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975, p. 201.

[4] Leguil C., Céder n’est pas consentir, Paris, PUF, 2021.

[5] Years and years, série écrite par Russel Davies, diffusée sur France 2.

[6] Miller J.-A., « Parler avec son corps », Mental, no 27/28, 2012.

 

Le parlêtre à l’épreuve du noeud

Le parlêtre à l’épreuve du noeud

par René Fiori

La journée d’études organisée conjointement par L’Envers de Paris et l’Association Cause freudienne-Île-de France au mois de décembre 2025, Fantasmes contemporains du corps, est l’occasion de se plonger dans le beau livre d’Anne Colombel-Plouzennec : Lacan et les nœuds. Corps vivant, corps jouissant, corps parlant paru aux Presses Universitaires de Vincennes, dans la collection Arguments Analytiques.

L’auteure nous invite à un parcours inédit dans l’enseignement de Jacques Lacan et de Jacques-Alain Miller, en s’aidant aussi de quelques autres, sur un sujet qui reste difficile dans son abord clinique et théorique, soit la théorie des nœuds dans le tout dernier enseignement de Lacan. Ce tissage minutieux, éclairant, qui invite délicatement le lecteur, avec le souci de ne laisser aucun terme ou concept dans l’obscurité de l’ambiguïté, à s’aventurer dans ce qui a poussé Lacan à s’en saisir pour éclairer la clinique, fait de ce livre un vade-mecum quasi indispensable.

La finalité qui oriente tout le propos est claire : en quoi la théorie des nœuds éclaire-t-elle la clinique, celle d’hier et d’aujourd’hui ? L’écrivain James Joyce en est bien sûr un cas paradigmatique, mais il ne s’agit pas d’en rester là. Pour aborder en quoi « cette monstration tactile de ce qui ne peut, ni se dire, ni se voir [1] » enrichit la clinique, le premier enseignement de Lacan n’est pas à délaisser, bien au contraire. Il vient en contrepoint accentuer la pertinence de ce nouvel abord. La clinique du parlêtre éclaire et prolonge la clinique du sujet. Des distinctions se déploient : le symptôme et le sinthome, la lettre littérale et la lettre littorale, l’unien et l’unaire, le sentiment de la vie, la vie, et le vivant, le moi et l’ego (sans le moi), l’ex-sistence et la consistance, le trou et le manque, l’ontologie et l’hénologie, agrafe, suture, raboutage et épissure, les Noms-du-père et la nomination, forclusion restreinte et forclusion généralisée, substance signifiante et substance jouissante… Le prisme de chacun des registres : Réel, Symbolique, Imaginaire, présents depuis 1953 dans l’enseignement de Lacan, auxquels s’adjoindra celui du sinthome, est aussi considéré selon ses différentes faces.

Solliciter, convoquer un tel appareillage permet certes d’aborder la clinique de Joyce, évoquée dans notre titre, mais aussi celle du petit Hans, tout comme celle qui relevait des catégories aujourd’hui en désuétude : névrose, perversion. Pour tout sujet se pose la question : quel opérateur lui a permis, lui permet, lui permettra encore, d’associer réel et symbolique [2] pour que le vivant, le jouissant, le parlant continuent à animer son corps ? La dernière partie du livre, proprement clinique dans les questions qu’elle soulève, et qu’elle partage avec d’autres collègues du Champ freudien, prolonge le débat en cours depuis que Jacques-Alain Miller a abordé le tout dernier enseignement de Lacan. Elles tournent autour d’un point cardinal : les nœuds permettent-ils une orientation à notre pratique et à la clinique des nouveaux symptômes que produit la scientifisation de l’existence. Celle-ci emporte le domaine de la santé mentale, ce qui conduit à une relative dépathologisation des sujets, à de nouvelles identifications et donc à de nouvelles catégorisations des symptômes, selon les biais comportemental et neurologique.

 

 

[1]Colombel-Plouzennec A., Lacan et les nœuds. Corps vivant, corps jouissant, corps parlant, Paris, PUV, coll. Arguments analytiques, 2022.

[2] Ibid., p. 95.

La réponse des hommes de Tiphaine Raffier ou l’énigme de chacun.

La réponse des hommes de Tiphaine Raffier ou l’énigme de chacun.

par Olivia Bellanco

Le vecteur théâtre et psychanalyse de L’Envers de Paris nous emmène le 14 janvier 2024 au théâtre de l’Odéon pour découvrir la pièce de Tiphaine Raffier intitulée La réponse des hommes, avec pour sous-titre « Variation sur neuf œuvres de miséricorde ». Avec sa compagnie « La femme coupée en deux », Tiphaine Raffier porte à la scène ses lectures de l’Évangile selon saint Matthieu mais aussi celles de philosophes comme Ruwen Ogien ou Frédérique Leichter-Flack.

Bien que le titre laisse entendre une réponse possible, la pièce pose au contraire des questions morales et éthiques transposées à notre époque sur des thèmes mêlant « sacré et profane [1]» tels que la maternité, la pédophilie, la guerre, la maladie, la prison. Les tableaux s’enchaînent et s’entremêlent. À la manière de séances courtes, quelque chose reste en suspens. Rien n’est résolu ou quand on pense y arriver, le contraire se démontre.

 

La pièce commence ainsi par le personnage de Madame Serra, une mère qui n’arrive pas à l’être et qui se retrouve de ce fait dans un service de « maternologie » où le personnel essaie de lui apprendre à s’occuper de son bébé. Madame Serra, quant à elle, semble ne vouloir parler que de son travail dans une ONG œuvrant dans des pays où la guerre fait rage. Le prénom de son enfant en porte la trace. Elle n’est pas entendue. Un rêve insiste et elle en parle au psychologue du service : on lui visse une couronne sur le crâne, elle a mal et en parle autour d’elle. On lui renvoie que c’est le prix à payer pour les femmes qui donnent la vie. Ce rêve fait écho au précepte de la Genèse : « tu enfanteras dans la douleur ». Le rêve rejoue ainsi sa partie biblique. La douleur est implacable, obligatoire, et rien ne peut se dire à l’image du psychologue qui lui souligne maladroitement la présence de la mère dans son rêve pour s’en détourner aussitôt : « On arrête, parlons du réel. Votre bébé a maintenant trois mois [2] ».

Le discours de l’inconscient se trouve ainsi balayé au profit d’une thérapie éducative où la façon de prendre soin de son nouveau-né est inculquée par la répétition inlassable de gestes de nursing. Sa douleur est banalisée, comme dans son rêve, car toute parturiente passe par là peu ou prou. Elle n’est pas écoutée là où elle parle ; les autres veulent parler du bébé, lui donner un mode d’emploi. La couronne, qui n’est pas sans rappeler la passion du Christ, est le forçage des hommes à son endroit. Il faut que « ça lui rentre dans le crâne » : elle va et doit être mère. La suite de la pièce nous montre qu’il en va tout autrement car il est impossible, même par injonction, d’imposer un désir à l’autre au nom d’un bien commun ou d’un Dieu.

 

Les scènes qui suivent rendent compte de cette même problématique tout en abordant des thématiques sensibles et difficiles. Un personnage pris dans la tourmente se retrouve face à d’autres qui essaient de le sauver sans entendre l’enjeu qui lui est propre. Il s’agit surtout pour ces derniers de refermer la question une fois qu’elle est posée. L’idée du bien dirige paroles et actions de ces autres personnages auprès du sujet « déviant », « a-normal » pour le rediriger, le replacer dans le droit chemin, pensant par là que c’est une façon de répondre au symptôme. Ainsi, une discussion entre soignants à propos d’un patient pédophile prend cette tournure : « On peut réussir à reconstruire avec lui les barrières de l’interdit. Il a besoin d’un cadre ferme […] Il faut qu’on continue à lui dire “Tu peux faire ceci, mais pas cela.” Il est sur le chemin de la prise de conscience [3] ». Mais la jouissance ne s’éduque pas : l’alcoolique, le prisonnier, le dialysé en attente de greffe ou bien le pédophile le démontrent bien.

 

La miséricorde rate toujours son objet justement parce que désir et demande s’y retrouvent écrasés. La miséricorde « est un programme impossible. Une équation impossible, indécidable dirait-on en mathématiques. La miséricorde n’est pas un projet humain, c’est un projet divin [4] » dit le prisonnier Samy à son visiteur. Dans la religion, Dieu « désire ce qui s’accomplit [5] » indique Lacan soulignant que le désir du sujet se retrouve aboli avant même qu’il ne se crée. Il n’y a pas d’espace possible pour l’énigme même du sujet mais une réponse avant tout déjà-là, même si elle est en devenir. Pas de dialectique offerte au sujet mais un prêt-à-penser, une réponse déjà faite avant même qu’une quelconque question ne se pose.

Tiphaine Raffier nous montre alors comment ces personnages se détournent du chemin divin pour renouer avec leur être de désir. La question morale s’efface au profit de celle qui est propre à chacun. Leurs actes, témoignant de leur profonde singularité, traduisent l’échec d’une rééducation valable pour tous. Le personnage « amoral » est poussé à agir à partir de sa propre énigme dont son symptôme témoigne. Le symptôme insiste, se répète représentant la coordonnée commune à tous les hommes, chaque variation la déclinant. Chaque personnage en porte la marque : la jouissance itère, encore et toujours.

 

Mais plutôt que d’en montrer sa répétition infinie, la lecture de Tiphaine Raffier fait coupure. Les scènes se retrouvent interrompues, scandées par une alarme qui trouve sa ponctuation par l’image d’une fractale qui elle-même également apparaît sur différents accessoires scéniques. Une fractale est la reproduction d’un motif à l’infini, et parfois le même lorsqu’elle est dite « autosimilaire ». Dans La réponse des hommes, elle joue à la fois le rôle de scansion tout en indiquant un rapport infini. Un surgissement infini discontinu, donc.

La fractale [6] se rapproche ainsi du symptôme tel que Jacques-Alain Miller l’a souligné dans son cours « L’être et l’Un [7] ». Il y souligne que le symptôme est une répétition de l’ordre du Un qui n’est pas une addition. Il prend l’exemple de l’addiction en disant que chaque verre est au fond toujours le premier [8]. Le personnage de Catherine qui préfère troquer tout ce qu’elle a, dont son fils, contre une bouteille de gin l’exprime ainsi : « Là où le désir des autres est changeant, nous savons exactement de quoi nous avons besoin. Tu as besoin de Laurent et moi, aucun Dieu, aucune marchandise ni aucun Caravage ne pourront remplacer cette bouteille de gin. [9] » Le Un surgit, itère, encore et toujours mais à chaque fois depuis un statut unaire. Il se répète comme marque unique et intime du sujet.

Ce Un provient de l’impact du signifiant sur le corps conférant la pulsation du sujet dans sa vie. Tiphaine Raffier traite cette itération propre au parlêtre dans sa mise en scène tout en laissant en suspens une quelconque résolution. De fait, même après une profonde analyse, si tant est que cela soit possible, il y a toujours un reste. Le symptôme laisse des miettes de réel, l’infini ne se réduisant pas en un point.

 

À l’image du conférencier musicologue à tendance pédophile, loin d’adoucir les mœurs, Tiphaine Raffier tord un discours commun de bienveillance pour en dévoiler toute sa complexité et son ressort. En en passant par le chaos voire l’horreur, elle montre l’envers du décor lorsque l’on essaie de rééduquer le symptôme en le prenant pour ce qu’il n’est pas : une erreur à rectifier. Cette pente peut mener au pire par la fixité imposée comme le démontre aussi bien la première scène de la couronne de fleurs vissée sur le crâne de la parturiente, que la dernière où les murs se referment sur les personnages. À ceci près qu’une indication apparaît dans ce dernier tableau : « Sauvegarder la Création ». Car aussi bien le signifiant a-t-il frappé le corps, qu’il permet également de manier quelque chose du sujet dans son rapport à la jouissance dont le symptôme est le paradigme. D’avoir arraché le verbe ou la parole à Dieu en croquant le fruit défendu par l’entremise d’Ève, l’homme est ravalé à sa propre faute, le sin [10]. Cette faille [11] s’insère dans la chair du sujet qui n’aura pour seul recours que sa parole, soit sa propre façon d’habiter le langage. La création est celle du signifiant lui-même dans la lecture de l’énigme qu’est le sujet pour lui-même l’amenant vers un bien-dire. S’en détourner ouvre à un chaos sans nom.

 

 

 

[1] Raffier T., La réponse des hommes. Variation sur neuf œuvres de miséricorde, Paris, L’avant-scène théâtre, 2021, p. 65.

[2] Ibid., p. 19.

[3] Raffier T., La réponse des hommes, op.cit., p. 70.

[4] Ibid., p. 61.

[5] Lacan J., Le Séminaire, livre xxi, « Les non-dupes errent », leçon du 18 décembre 1973, inédit.

[6] Les fractales ont été découvertes par le mathématicien Benoît Mandelbrot en 1975.

[7] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’être et l’Un » (2010-2011), enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de Paris VIII, inédit.

[8] Ibid.

[9] Raffier T., La réponse des hommes, op.cit., p. 43.

[10] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre xxiii, Le Sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 12 & sq.

[11] Ibid.