Les cinq premières pages

par Pascal Pernot 

Au XXe siècle une série télévisée proposait une énigme policière qui se dénouait durant « les cinq dernières minutes », d’où le titre donné à cette série.<

Au début de ce même siècle, c’est dès les cinq premières pages de son Mot d’esprit dans ses rapports avec l’inconscient que Freud nous livre les éléments de l’énigme en jeu et nous met sur la bonne piste.

En 1905, récoltant les écrits de ses contemporains, il met en exergue quelques indices précis. Avoir de l’esprit est le plus souvent abordé à partir du comique qui met en jeu le langage. Freud cite alors Th. Lipps. Le Sujet « tire jouissance » (c’est le mot de Freud) à se penser actif, utilisateur indépendant du langage dont Freud nous montre qu’en fait c’est le langage qui le lie. Voilà bien qui, dès la première approche de la présentation de l’énigme, relève en soi-même du comique dans la création symptomatique d’un mixte entre aliénation et jouissance. 

Le second point – c’est alors de K. Fischer que Freud se fait écho – est que ce comique met en jeu l’objet dans son versant de « laideur latente du monde des pensées 1». Le latent de l’objet des pensées présenté par les auteurs du XIXe siècle se repère aux valeurs esthétiques du beau, barrière masquant le réel. Mais Freud ne s’y laisse pas prendre et poursuit immédiatement sur ce qui fait cadre à la pensée et à son objet : le jugement. Plus tard il remettra en cause directement les a priori kantiens sur lesquels s’appuie le jugement de la raison. Ici Freud se contente d’avancer que K. Fischer a déjà noté la pertinence d’une forme autre de jugement : « le jugement ludique 2», sorte de « prêtre travesti qui unit tous les couples 3». Freud précise comment ce travestissement condense ou déplace les représentations verbales, découvrant « le semblable au sein du dissemblable » ou « scellant des unions » et introduisant une « unité parmi plusieurs notions étrangères ». L’introduction de Freud est rigoureuse : d’un côté l’Autre du langage, les formations de l’inconscient, de l’autre l’objet que Lacan dénotera de réel. Que produit leur articulation ? Si Freud nous invite à un Scilicet, il est possible de savoir comment l’énigme se noue –, la chute du scénario qui met en scène jugement ludique et jouissance est à ranger dans ce que les latins taxeraient de non liquet : faute de superposition entre les éléments, de résorption entre les deux domaines, on ne peut pas trancher. Pas d’ordonnancement dans les couples mariés, pas de rapport inscriptible dans la structure du langage souligne déjà Freudavant la lecture lacanienne de 1970 : « le signifiant n’est pas propre à donner corps à une formule qui soit du rapport sexuel 4». 
Voici encore quelques points soulevés par Freud dès ces cinq premières pages : Le sujet qui use du comique par le langage a affaire à une temporalité singulière. Freud parle de l’instant d’un éclair produisant « sidération et lumière 5». L’éclair unique, sitôt illuminant a déjà disparu. Différemment là aussi des a priori kantiens, le temps est ici ce qui fait apparaître pour disparaître aussitôt.

Enfin, qu’est-ce qui apparaît dans cet éclair ? Le vide, le trou, que sont les espaces noués par ces leurres du langage estampillés par le jugement ludique. Freud conclue ces pages par le fait que ce que nous trouvons quand le chiffrage du comique révèle son nouage est un « vide de sens 6». 

Lacan ajoutera, cette fois au titre de l’humour, qu’au comique de l’existence du sujet et d’une énigme du dévoilement, l’analyse est « la réponse, […] une réponse, il faut bien le dire […] tout à fait spécialement conne 7 ». L’humour du dernier Lacan ajoute cette note à la perspective freudienne de l’humour comme marque du surmoi : malgré et au vif de l’impossible du rapport et de l’expression de ce trou, il relève de la « force démoniaque qui pousse à dire quelque chose 8 ».

 


 

[1] Freud S., Le mot d’esprit et son rapport avec l’inconscient (1905), Paris, Gallimard, 1978, p. 13.
[2] Ibid., p. 14.
[3]Ibid., p. 15.
[4] Lacan J., « Radiophonie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 413.
[5] Freud S., Le mot d’esprit et son rapport avec l’inconscient, op. cit., p. 15.
[6] Ibid., p. 17.
[7] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 72.
[8] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’Une-bévue s’aile à mourre », leçon du 8 février 1977, inédit.